La rencontre avec son frère Esaü est certainement l’épreuve la plus terrible que Jacob ait traversée.
Lorsqu’il apprend qu’Esaü se dirige vers lui avec quatre cents hommes, il éprouve un réel effroi : “Jacob s’effraya beaucoup, s’angoissa” (32,8). Verset que Rachi interprète : “Il s’effraya à l’idée d’être tué et il s’angoissa à celle de devoir tuer” (Beréchit raba. 76,2).
Pour quelle raison Jacob craint-il de tuer ses assaillants, le droit de se défendre ne serait-il pas légitime à ses yeux ?
Nombre d’exégètes ont exprimé leur étonnement face à l’effroi que ressent Jacob et à l’humilité dont il fait preuve lors de sa rencontre avec son frère au cours de laquelle il se prosterne sept fois de suite. Jacob aurait-il oublié la promesse que D.ieu lui a faite : “Oui Je suis avec toi ; Je veillerai sur chacun de tes pas et Je te ramènerai dans cette contrée, car Je ne veux point t’abandonner avant d’avoir accompli ce que Je t’ai promis.” (28,15).
Le comportement de Jacob ne s’explique pas par une faiblesse face au danger mais essentiellement par sa mauvaise conscience à l’égard d’Esaü. Vingt ans après lui avoir dérobé son droit d’aînesse, Jacob, l’homme intègre (ich tam), éprouve encore des remords. Jacob a beau savoir qu’Esaü a méprisé la békhorah et qu’il la lui a cédée pour un plat de lentilles, il se sent encore coupable d’avoir agi par ruse. Dans le but de se faire pardonner sa faute il se fait devancer par plusieurs groupes de serviteurs chargés de troupeaux en “hommage adressé à mon seigneur Esaü…car il se disait à lui-même : je veux rasséréner son visage par le présent qui me devance et puis je regarderai son visage, peut-être deviendra-t-il bienveillant pour moi.” (32. 19,21).
C’est la nuit qui précède la rencontre avec Esaü qu’a lieu la lutte mystérieuse avec l’ange. Maïmonide, qui cherche à éviter de faire de la Bible un récit mythologique y voit une révélation prophétique. Or à l’exception de Moïse qui avait un contact direct avec D.ieu, tous les autres prophètes ne recevaient le message divin que par le biais d’un rêve : “S’il n’était que votre prophète, Moi l’Eternel, Je me manifesterais à lui par une vision, c’est en songe que Je m’entretiendrais avec lui. Mais non ! Moïse est Mon serviteur…Je lui parle face à face.” (Nombres.12, 6.7).
Rachi qui opte toujours pour l’interprétation la plus rationnelle rapporte celle du Midrash raba concernant l’identité de l’ange : “Nos maîtres ont expliqué que l’homme en question était l’ange (saro) d’Esaü.” (32,25).
Si on adopte la lecture respective de ces deux maîtres incontestés de la pensée rabbinique, Jacob aurait rêvé qu’il lutte contre son frère pour obtenir la reconnaissance de son droit d’aînesse. En effet au terme du combat, il obtient la bénédiction de l’ange ainsi que son nouveau nom “Israël” que Rachi interprète : “On ne pourra plus soutenir que c’est par ruse et par éviction (akéva : même racine que Yaakov) que tu as obtenu les bénédictions, mais en toute dignité et ouvertement.” (32,29)
L’explication onirique de ce combat énigmatique est celle qui semble psychologiquement la plus acceptable vu l’état obsessionnel dans lequel se trouvait Jacob. C’est grâce à ce rêve que Jacob surmontera son sentiment de culpabilité et la hantise de sa rencontre prochaine avec son frère : en luttant contre l’ange, nous dit Levinas, il a surmonté la tentation d’angélisme. Dès lors ce rêve doit être compris comme une épreuve réelle d’où Jacob sort victorieux. C’est ainsi que Jacob retrouvera la même détermination dont il avait fait preuve pour se séparer de Laban lorsqu’il refusera de suivre Esaü qui lui propose : “Partons et marchons ensemble.” (33,12).
L’intégrité de Jacob est certes une force morale or la force morale est souvent prise pour de la faiblesse. La crainte de tuer des innocents qu’il éprouve même lorsqu’il s’agit de légitime défense n’est autre que l’héritage spirituel de l’effroi devant le mal qu’a ressenti Abraham face à la mort annoncée des habitants de Sodome. Dès lors, Jacob peut être considéré comme le père spirituel de la “pureté des armes” (tohar hanéchék), devise qui fait l’honneur de Tsahal.
Par David Peretz
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