Tsahal n’est pas une armée comme les autres. Pilier d’Israël, de sa sécurité mais aussi de son identité nationale, fondée en 1948, contemporaine donc de l’État juif, cette « armée du peuple » joue un rôle crucial dans un pays qui est né et a grandi dans une opposition constante à son environnement géopolitique. À l’âge de la majorité (18 ans), presque tous les Israéliens, hommes et femmes, sont conscrits pour une durée impensable ailleurs : 32 mois les hommes, 24 mois les femmes. Après leur libération, beaucoup restent volontairement dans l’armée comme réservistes, généralement jusqu’à l’âge de 40 ans et au-delà.
Ils effectuent des exercices réguliers et sont rappelés en cas de guerre, constituant l’essentiel des combattants dans un pays où la disproportion entre la population et les besoins de la défense sont criants – 9,3 millions d’habitants, dont un million d’ultra-orthodoxes et près de deux millions d’Arabes-israéliens, deux catégories exemptées du service militaire –.
L’armée s’appuie également sur les réservistes pour ses opérations quotidiennes, exploitant leur professionnalisme pour des tâches cruciales telles que la formation ou le renseignement.
Sans eux, Tsahal cesse de fonctionner.
La vague actuelle d’objections de conscience inquiète donc car elle implique en grande partie ces réservistes. Néanmoins, ces inquiétudes, aussi intenses et justifiées soient-elles, ne sont que la pointe de l’iceberg.
L’urgence opérationnelle potentielle est le résultat d’un problème plus profond.
Dans l’État de garnison, où historiquement l’État et ses forces armées sont une seule et même chose, si l’armée souffre alors, nécessairement, le pays souffre dans un lien à double sens où les échecs de l’un alimentent le malaise de l’autre. Il est difficile de faire comprendre aux Juifs et non-Juifs étrangers ce que le devoir de réserve de Tsahal signifie pour les réservistes.
Environ chaque année, on quitte son foyer pour une base militaire poussiéreuse dont les bâtiments sont généralement étouffants en été et glacials en hiver.
À la maison, les conjoints et les enfants ont souvent du ressentiment alors qu’ils luttent pour faire face à l’absence du parent mobilisé. Pourtant, ces difficultés ne diminuent pas l’enthousiasme ; les réservistes sont généralement happés par l’appel chaque fois qu’il se présente. Ils accueillent favorablement la séparation temporaire de la vie quotidienne et la camaraderie des amis vieillissant ensemble.
La dignité de faire quelque chose à la fois difficile, célébré par sa communauté et sa culture, y participe énormément.
Ceux qui se portent volontaires pour le service de réserve ne l’abandonneraient pas sur un coup de tête !
Ils ne menaceraient de le faire, sauf en cas de profonde antinomie et souffrance idéologique !
La douleur et l’anxiété mènent droit au but : la tribalisation de la société israélienne dénoncée en 2015 par le Président israélien de l’époque, Reuven Rivlin, avec son célèbre discours des quatre tribus. Appliquée à Tsahal, cette balkanisation de l’État peut être décrite de deux manières : selon les arguments de la droite ou ceux de la gauche israélienne.
Le Likoud a adopté un antiélitisme vindicatif.
Cela a été sa marque de fabrique, à la fois en termes d’identité et de stratégie électorale, malgré sa collaboration active avec le néolibéralisme financier et culturel.
Voici son récit : une élite ashkénaze, raciste et exclusive, opprime et marginalise systématiquement une importante “sous-classe” séfarade pour protéger son statut privilégié. Le Likoud prend alors la défense de la majorité, de moins en moins silencieuse, des Juifs israéliens d’origine moyen-orientale et maghrébine (mizrahi dans le jargon juif), devenue au fil des années son principal réservoir de soutien. Le clivage entre les “sans noms” et les élites n’épargne aucune sphère de la société israélienne. Y compris les Forces armées, où les cadres ashkénazes reproduisent les excès dans les milieux militaires – en abusant des troupes séfarades qui prennent des risques en première ligne pour protéger les avant-postes juifs dans les Territoires.
Ainsi l’ancien général Gershon Hacohen, ex commandant de la région du Nord qui, à sa retraite, a épousé la cause et les arguments du Likoud :
“Ce n’est pas un hasard si les réservistes qui refusent sont des pilotes ou des unités de haute technologie ; ils tirent parti de leur valeur pour faire pression sur l’armée et le gouvernement. Nous assistons à une confrontation qui s’est développée entre un groupe très performant en Israël, qui a étudié dans les meilleures écoles d’Europe et d’Amérique, tout en s’éloignant de ses racines juives, et les Israéliens religieux plus traditionnels. La tendance en Israël favorise ces derniers, et l’élite considère le taux de natalité élevé des haredim, ou ultra-orthodoxes, comme une menace démographique et elle est saisie de peur. C’est plus que de la peur, c’est obsessionnel et pathologique.”
L’ironie amère reste que les idées exprimées par le leader sioniste de droite Zeev Jabotinsky dans son essai de 1923 “Le mur de fer” (écrit à l’origine en russe) ont en fait été reprises par David Ben Gourion sans l’admettre ouvertement, à tel point que cet essai est devenu l’un des fondements de la doctrine de sécurité israélienne.
Le discours du Général Hacohen est contré par une critique de la gauche. qui Elle dénonce à son tour le succès tribal, mais le fait remonter à la trahison d’un esprit de sacrifice trop longtemps moqué et exploité. Selon cet argument, à l’origine la gauche israélienne laïque ne se percevait pas comme un clan tribal, mais comme l’essence d’un État israélien dans lequel d’autres orientations politiques sous-existaient démocratiquement.
Cependant, depuis 20 ans, après des dizaines d’années d’une discrimination innommable, l’accusation véhémente d’exercer une oppression visant à maintenir une hégémonie cruelle et injuste, cultuelle et culturelle, conduit la gauche à se refermer sur elle-même, comme une tribu, une partie inégale d’un tout intangible. L’effet le plus grave est la perte du sens des responsabilités envers le reste de la société, dans la mesure où la société n’est plus perçue comme méritante et reconnaissante de leur sacrifice.
La cohésion sociale n’est pas seule en cause, l’efficacité et la puissance de l’État israélien auss.
Bien obligée, la gauche reconnaît être toujours surreprésentée dans des secteurs cruciaux tels que la haute technologie, le renseignement et les cadres des forces armées, mais associe cela aux origines socioculturelles des élites d’État dont l’héritage persiste malgré les idéaux sionistes inclusifs.
Sans vergogne aucune, ajoutons cette raison : une volonté spécifique d’exclusion, si ce n’est encore de nos jours, d’un certain numerus clausus.
Ils osent en mettre une couche supplémentaire : cette prédominance objective dans la chaîne de contrôle est moralement compensée par le sens historique de la responsabilité collective qu’elle implique et qui nécessite des sacrifices personnels difficilement justifiables autrement.
C’est cette vocation, conçue comme un pilier du bien-être et de la sécurité nationale par la gauche, mais pointée du doigt comme un privilège paternaliste (sinon oppressif) par la droite, qui est aujourd’hui en cause.
Les appels croissants à la séparation d’un “Judaïsme de droite”, traditionaliste et religieux, d’un « sionisme de gauche » libéral, laïc et presque apatride érodent – comme le dénonce la gauche – le sentiment d’appartenance des élites, sans la contribution de qui l’expérience israélienne est vouée à l’échec.
C’est la protestation des militaires qui fait l’actualité, mais la protestation tout aussi massive des chefs d’entreprise ne l’est pas moins ‼
Le « privilège » dont jouissent ces secteurs fournit au pays les compétences et l’argent (par le biais de la fiscalité) qui en font la patrie des Juifs, ceux de droite inclus.
Ces deux visions opposées, à bien des égards inconciliables, effilochent le tissu social d’Israël et, par conséquent, la cohésion de son armée populaire, brisant la relation jusque-là étroite et consubstantielle entre les deux.
L’une montre, pour la première fois, que le nombre d’Israéliens favorables au modèle de l’Armée populaire avec sa conscription universelle est tombé à moins de la moitié.
L’autre indique que la confiance de la population juive d’Israël dans Tsahal est de 78 % : un chiffre élevé et plus élevé que d’autres institutions importantes telles que la présidence ou la police, mais toujours le plus bas des treize dernières années.
Rony Akrich, 67 ans (les Passions d’un Hébreu) enseigne l’historiosophie biblique.
Il est l’auteur de 7 ouvrages en français sur la pensée hébraïque.
« Les présents de l’imparfait » tome 1 et 2 viennent de paraitre
Un nouveau livre en hébreu pensant et analysant l’actualité hebdomadaire vient de paraitre « מבט יהודי, עם עולם »
Il écrit nombre de chroniques et aphorismes en hébreu et français publiés sur les medias.
Fondateur du « Café Daat » à Jérusalem (l’Université Populaire Gratuite de Jérusalem).
Participe à plusieurs forums israéliens de réflexions et d’enseignements de droite comme de gauche.
Réside à Kiriat Arba en Judée.
Merci pour cet article qui eclaire bien le hiatus de la societe israelienne qui est mis a jour a l’occasion de la crise. Rien qu’a voir le courrier des 200 jeunes au chef d’etat major et au ministre de la Defense sur l’egalite des chances pour les futurs soldats de la peripherie, c’est tres revelateur
Espérons que cette démarche des jeunes actuels ,criante de vérités ignorées, feront l l’objet d’un examen de conscience des cadres dirigeant l’armée et d’un rapport conséquent par l’intermédiaire de LPHinfo.
Effectivement, l’élite goychiste quand elle perd les élections démocratiques, comme un enfant gâté, n’accepte pas la défaite, essaye par tous les moyens, manifestations violentes, chantage, grève, insulte, diktat de la CS et les unités d’élite de l’armée d’imposer une dictature au pays.