La vérité ne peut se fondre qu’au sein d’un monde tout à fait prêt à se conjuguer en elle.
L’aptitude de l’individu à cogiter sur ses comportements et conduites, à assumer l’apanage de ses responsabilités, résulte d’une faculté unique dont lui seul détient la clé. Quelle est-elle ?
L’esprit est cette faculté qui offre à l’homme la pertinence d’une possible lecture révélatrice des abysses de sa réalité intime. A lui d’en quérir la sagesse et l’évidence au moyen de son être conscient, ce dernier lui révèle, alors, la nature foncière des sujets dont il tirera la substance aux sources même de sa sensibilité.
Néanmoins, en parallèle à cet état sensible, l’esprit devra, lui, vivre pleinement l’épreuve de la vie, pour mieux s’interroger sur la ou les causes. Contrairement à l’être l’animal, l’homme, totalement homme, infiniment humain, ne peut que se confondre de stupéfaction face à tout ce qui est. On l’imagine, sans trop de difficultés, rester ô combien déconcerté par tant de chefs-d’œuvre et vouloir, sans trop y croire encore, réfléchir sur sa condition.
Dans ce moment de lente mais certaine évolution, commencent alors à fuser les questions existentielles : « Qui suis-je ? Où vais-je et pourquoi donc? » Seule, cette créature porteuse d’une âme Divine et d’un souffle Divin est à même de se poser ces interrogations, jamais elle ne se sépare de la Création dans son ensemble, mais marque toujours sa différence!
Tous les justes ne peuvent être égaux! Les individus sont ainsi tous originaux et ils se distinguent les uns des autres par une personnalité singulière où le sacré et le légitime restent, à leurs yeux, relatifs. La Torah attire, par ailleurs, notre attention sur ces différenciations lorsqu’elle décrit Noé et Abraham avec des énoncés légèrement opposés et ce, malgré leur ressemblance.
Concernant Noah, le texte dit: « Ceci est l’histoire de Noé. Noé fut un homme juste, irréprochable, entre ses contemporains ; il se conduisit selon Dieu.» (Genèse 6: 9), c’est à dire ‘marcha avec Dieu’.
Pour Abraham, Dieu ordonna: « Abram étant âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, le Seigneur lui apparut et lui dit: “Je suis le Dieu tout-puissant; conduis-toi à mon gré, sois irréprochable» (Genèse 17: 1), c’est-à-dire ‘Marche devant Moi’.
Noé marchait avec Dieu, tandis qu’Abraham marchait devant Dieu.
Quelle différence cela fait-il? L’une de ces démarches serait-elle meilleure que l’autre?
La métaphore de la marche
Fait non moins intéressant, nous trouvons dans la Torah une troisième expression voulant définir ce qu’est la vie sainte: «C’est l’Éternel, votre Dieu, qu’il faut suivre, c’est Lui que vous devez craindre; vous n’observerez que Ses préceptes, n’obéirez qu’à Sa voix; à Lui votre culte, à Lui votre attachement!» (Deut. 13: 5), c’est-à-dire ‘marche derrière Dieu’.
Essayons tout d’abord de mieux comprendre cette métaphore de la «marche».
Pourquoi ne pas se tenir debout «devant Dieu» ou bien courir «avec Dieu»?
Après la faute commise par Adam et Eve, l’ordre naturel de la Création subit un bouleversement radical, Dieu ne chercha guère à corriger le monde à ce moment précis. Tout au contraire, l’Humanité devait s’amender et se perfectionner progressivement, restaurer l’univers par étapes jusqu’à ce que: «Plus de méfaits, plus de violences sur toute ma sainte montagne; car la terre sera pleine de la connaissance de Dieu, comme l’eau abonde dans le lit des mers. » (Isaïe 11: 9). Tel est le sens profond de la ‘marche des justes’, une évolution morale, lente, mais préservant sans cesse sa constance.
Nos Sages ont également convenu que la prophétie ne pouvait se révéler dans le monde en une fois, une soudaine explosion de lumière pourrait causer plus de dommages que la pleine obscurité. C’est seulement de manière modérée et mesurée, en fonction de notre prédisposition à recueillir et à absorber l’éclat lumineux, que la Vérité du ‘devenir’ nous parviendra. (Midrash Vayikra Raba 15: 2). Cette règle demeure inéluctable pour tous les desseins de la sagesse Divine. La lumière est octroyée à chaque génération avec une modération adaptée à son temps et à son espace et ce, afin de l’élever et de la préparer à son Futur, le meilleur.
Avant la révélation et le don de la Torah au Sinaï, le monde n’était pas encore prêt à recevoir sa pleine Gloire. Comme nous l’avons précisé plus haut, la vérité ne peut se fondre qu’au sein d’un monde tout à fait prêt à se conjuguer en elle.
Cependant, l’univers possède un potentiel infini, caché dans les limbes de l’esprit qui le meut, une dimension spirituelle prête à porter les fruits d’une conjugalité pleine d’espérance.
La «marche» de Noé vs. la « marche » d’Abraham
Avant le Sinaï, il y avait deux voies pour une croissance spirituelle.
La première tentait de s’améliorer en fonction d’une réalité morale, adéquate à la génération de son temps. Celle-ci s’intitule ‘marcher avec Dieu’: évoluer en conformité avec les idéaux et les aspirations divines relatifs à cette période.
L’autre voie était plus élaborée et tentait, elle, d’aspirer à une dimension capable de transcender le quotidien de cette époque. Il s’agit sans nul doute d’un effort spirituel détaché de l’ordinaire, un véritable acte de foi, afin d’aménager et de hâter la survenue du souffle de la Grâce absolue. Un labeur pour le corps et l’esprit octroyant aux générations futures la convalescence spirituelle méritée. Celle-ci se nomme ‘marcher devant Dieu’.
La Torah nous enseigne que Noé marchait avec Dieu, il était donc équitable et bienveillant selon une morale accommodée à la mode de son temps. Raison pour laquelle le Texte avertit que Noé était « un homme juste, irréprochable, entre ses contemporains ». Sur le plan du droit et de la justice, il répondait très exactement aux attentes vertueuses de sa génération.
Abraham, quant à lui, chercha à réanimer l’Humanité toute entière, il la voulait intègre, saine et sainte. Il marchait devant Dieu car il aspirait à organiser le monde, il le désirait paré de son plus bel apparat pour ce jour, ce grand jour, où la Lumière de la Torah, enfin, éclairerait le monde. Depuis, il n’eut de cesse de le préparer à cette fin et nos Sages d’écrire, par ailleurs, qu’il accomplissait la Torah bien avant qu’elle ne fut donnée (TB.Yoma 28b).
«Marcher derrière Dieu»
Il nous reste à comprendre le sens de cette troisième figure: «marcher derrière Dieu»?
Depuis que la Torah fut donnée, laissant l’Eternel dévoiler Sa pure lumière divine, nous agissons avec notre cœur et notre raison afin de pouvoir mériter à nouveau le bonheur de cette plénitude d’antan. Avoir le privilège de jouir encore, et pour toujours, de ces lueurs incandescentes et immaculées qui furent celles d’un temps trop court avant d’être cachées.
Pourtant, il nous faut affirmer qu’il nous sera quasiment impossible de parvenir à un tel état d’éveil transcendant, sans avoir, d’abord et avant tout, corrigé nos défauts et affirmé notre identité morale.
Par conséquent, nous ne pouvons pas être de ceux qui ‘marchent avec Dieu’ et certainement pas de ceux qui ‘marchent Devant Dieu’. Il ne nous reste plus qu’à espérer de pouvoir «marcher derrière Dieu », poursuivre notre lutte, notre combat et retrouver ce jardin si doux où, en des temps immémoriaux, l’harmonie régnait.
L’entendement réunit les volontés de l’esprit et incite chaque « un » à agir concrètement. Redevenu propriétaire de cet esprit, il se consacre, inexorablement, à l’exercice de la sagesse. Descartes pensait à cela lorsqu’il écrivait : « c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas ».
Permettez-moi de vous laisser sur cette réflexion: Noé ne pensait qu’à vivre sa propre vie, Abraham, lui, vivait sa vie au sein de son ‘Humanité’.