Un Juif est-il dispensé de mettre les Tefilin si la mitsva le dérange (trop contraignant)? Ou d’entendre le Choffar (trop bruyant)? Ou de porter des tsitsiot (trop chaud)? Ou de manger casher (trop dommage : j’adore les huitres)? Certes non! Et pourtant, il existe une mitsva qui n’est obligatoire que si très franchement, elle ne nous dérange pas trop. « Celui que ça dérange est dispensé de la Souka », dit en effet le Talmud! Enfin, entendons-nous bien. Quand on dit « dérange », on sous-entend qu’il existe un vrai désagrément objectif. Il pleut, je suis malade, j’ai horreur de me réveiller avec un chat qui me lèche le nez, trop de moustiques et ce genre de choses. Mais quand même, cette clause n’existe que pour la Souka. Aucun rabbin ne vous a jamais dispensé de vous rendre à la syna pour écouter le Choffar sous prétexte qu’il pleut et que vous allez être trempé! Alors pourquoi la Souka?
Le rav Weinberg zatsal se souvient d’être allé rendre visite pendant soukot à son ami le rav Hayim Ozer (zatsal aussi) à Vilna. Ce dernier le reçut chaleureusement mais l’invita à entrer seul dans la Souka. « Désolé, s’excusa-t-il, mais j’ai pris un coup de froid ». Rav Weinberg entra donc seul manger dans la Souka. Au bout d’un moment, il fut surpris de voir son hôte le rejoindre. « je pensais que vous étiez souffrant, s’étonna-t-il. Puis il ajouta: » Je sais pourquoi vous avez fini par me rejoindre. Il est bien indiqué que celui que cela dérange est dispensé de la mitsva de Souka, mais il n’est écrit nulle part qu’il est aussi dispensé de recevoir convenablement ses invités ! »
La raison que donne le Talmud à cette surprenante dérogation, c’est que la Mitsva de Souka consiste précisément à ne rien changer à ses habitudes, à ne rien faire de spécial, à continuer à vivre normalement, pourvu que ce soit dans la Souka: « vous résiderez (dans la Souka) de la même façon que vous habitez (chez vous) » (Souka 26 a). Autrement dit, cette mitsva, comme le dit encore le Talmud, « ne nous coûte rien ». Pas seulement parce qu’il suffit de quelques planches de bois et d’un peu de feuillage pour l’accomplir, mais aussi parce qu’on ne te demande pour une fois aucun geste particulier, aucun rituel religieux, ni Talith, ni Tefilin, ni Etrog. Il faut juste s’adonner à nos activités quotidiennes: manger, dormir, discuter, lire, étudier… Ce qui transforme toutes ces activités en autant de mitsvot, c’est qu’elles sont accomplies dans ce cadre particulier qu’est la Souka. Il n’y a que la mitsva de vivre en Israël qui, sur ce point, lui est comparable. En d’autres termes, le paradoxe de la Souka, c’est qu’il s’agit d’une « mitsva désacralisée », ou plus exactement, elle sanctifie les activités profanes en les entourant de sa présence. On ne pouvait donc pas forcer le Juif à accomplir cette mitsva contre son gré. C’eût été en faire un acte religieux, un rituel obligatoire. L’existence à l’intérieur de la Souka , en perdant son caractère naturel, aurait également perdu toute sa signification.
Après l’émotion particulière ressentie en écoutant le son du Choffar ou en consacrant une journée entière à la Tefila et à la Téchouva, sans manger ni boire, il devenait urgent de retrouver Dieu dans les gestes simples de la vie quotidienne. Car s’il est vrai que nous avons besoin de ces moments d’intense émotion, de Roch Hachana et de Yom Kippour, pour renforcer notre Emouna et nous sentir plus proches de Lui, il est hors de question de Le laisser enfermer entre les 4 murs de la Synagogue! C’est sans doute une nécessité de laisser son portable charger toute la nuit. Mais ça ne veut pas dire qu’il a été créé pour cela. Le jour venu, on le débranche afin qu’il fonctionne de manière autonome. Ressentir la « Shekhina », la présence divine en priant, en mettant les Tefilin, en jeûnant ou en allant au Mikvé, c’est à la portée du premier (bon d’accord, disons: du second) venu! Mais ressentir la même présence en vivant sa vie au naturel, voilà un défi pas moins difficile à relever!
Nous l’avons dit: sur ce point la mitsva de vivre dans la Souka et celle de vivre en Erets Israël se rejoignent. Lors de l’un de mes derniers passages en France, j’ai pu faire connaissance avec l’un de ces rabbanim français qui n’encouragent pas forcément les jeunes de leur communauté à faire leur Alya. Au cours de la discussion un peu animée qui a suivi, j’ai davantage compris d’où provenaient les appréhensions de ces « alyosceptiques » (ben quoi, on dit bien eurosceptiques, non?). Lorsque la séparation entre le monde du H’ol et celui du Kodèch est clairement prononcée, que les mitsvot s’effectuent presque exclusivement autour des objets de culte ou dans l’enceinte du lieu de la prière ou de l’étude, que les activités profanes n’ont pas la prétention de revêtir le moindre caractère sacré, le risque de voir la vie juive toute entière se désacraliser peut paradoxalement sembler restreint. Alors qu’en Israël, la moindre excursion, la moindre performance économique, la moindre découverte scientifique, le moindre acte de bravoure militaire, le moindre reboisement d’une forêt calcinée, participe au grand Kidouch Hachem du rassemblement des exilés et de la Rédemption d’Israël! Or, à force de voir de la Kedoucha partout, ne risque-t-on pas de la banaliser et finalement, de ne la trouver nulle part?
C’est Calèv qui, en tentant (en vain) de calmer les craintes de ces premiers alyosceptiques de l’Histoire que furent les Explorateurs, s’écria : « venez, montons, car nous en sommes capables! ». Sanctifier les activités profanes, c’est probablement prendre un risque. Mais c’est aussi et surtout relever le grand défi du retour de notre peuple à Sion dont nous sommes aujourd’hui les contemporains privilégiés.
Et c’est enfin intégrer le message véhiculé par la Thora et dont la fragile Souka, ce cadre entourant durant sept jours la simple existence juive, est depuis toujours le symbole.
Arrêtez-moi si je dis des bêtises….
Rav Elie Kling