La fameuse question de “qui est juif” selon la loi israélienne, revient ces temps-ci dans le débat public, autour de la réforme des conversions souhaitée par le ministre des cultes Matan Cahana. Ce sujet est un des sujets qui occupent l’Etat d’Israël depuis sa création. Une des premières polémiques qu’il provoqua a lieu en 1958.
Jusqu’à cette année, la politique d’immigration d’Israël, fixée par le Premier Ministre Ben Gourion, était que la nationalité israélienne était octroyée aux immigrants juifs ou à leurs proches, même si ceux-ci sont non-juifs, situation similaire à celle que nous connaissons aujourd’hui avec la Loi du Retour. Mais en mars 1958, le ministre de l’intérieur Israël Bar Yehouda publia une directive ministérielle selon laquelle les immigrants non-juifs selon la Halakha, et “tout homme déclaré étant juif”, seront inscrits comme juifs.
Derrière ces instructions, la conception de Ben Gourion qui niait l’exclusivité de la conversion traditionnelle, et prônait la conversion “sociologique”, selon laquelle un homme désirant lier son destin à celui de l’Etat d’Israël est admis comme membre du peuple juif, même si les critères de la Halakha ne le reconnaissent pas comme tel.
En réaction, les membres du gouvernement issus du Mafdal, le parti national religieux, démissionne de leurs fonctions. “L’Etat d’Israël qui est encerclé d’ennemis s’est permis cette semaine de déclarer la guerre à la religion juive”, déclara le ministre des cultes Moche Haïm Shapira dans son discours de démission. “Seul un gouvernement qui n’a pas de sentiment générationnel, et qui se détache du passé glorieux de ce peuple antique, qui s’est sacrifié pour sanctifier le nom divin, pour la sainteté de la nation et pour la foi dans un Dieu Un, peut prendre de telles décisions, qui sont une blessure dans la chair vivante de la nation”.
Cette question pose le sujet de la définition même du judaïsme, comme religion ou nation. Le parti Herout de Menahem Begin opta pour une opinion non-binaire: “il n’y a pas lieu à quelconque comparaison entre nous et entre ce qui est connu de par le monde. Car nous sommes un peuple particulier, et notre religion l’est aussi. Il n’y a qu’un peuple sur terre qui a le judaïsme pour religion et il n’y a qu’une religion sur terre pratiquée par le peuple juif. Il est donc impossible de séparer les deux, car notre religion est nationale, et notre nation est religieuse” déclara le député Altman.
Cette position était évidemment celle de Menahem Begin lui-même, alors chef de l’opposition. Begin désigna la confusion qui pouvait être créée entre nationalité et citoyenneté. En français ou en anglais, les deux termes sont parfois utilisés comme des synonymes. La raison à cela, explique Begin, est l’identité totale existante dans certains pays occidentaux entre les deux statuts. Par contre, l’occident ne connait pas de relation entre nationalité et religion. Sur cette base, Begin présenta sa position, fondée sur sa pensée nationale-libérale: tout homme peut être citoyen de l’Etat d’Israël, peu importe sa religion ou son appartenance nationale, s’il entre sur le territoire et obtient la nationalité légalement. Mais en ce qui concerne l’élément religieux et le national, ils sont inséparables au sein du peuple juif. “Il y eut une tentative au sein de notre peuple de séparer la nation et la religion. Ce fut celle de la Haskala. Ils disaient: on peut être allemand, polonais, tchèque, de confession juive. Les leaders sionistes n’ont jamais accepté cette idée. Herzl a dit: ‘le retour au judaïsme précède le retour à la terre des Juifs’.
Maintenant ce sont les idéologues du ministère de l’intérieur qui veulent effectuer une séparation dans le sens inverse: ils disent: on peut être de la nation juive sans appartenir à la religion juive. Peut-on croire que l’on puisse appartenir au peuple juif en étant catholique?
Quelques mois après la démission des ministres du Mafdal, le grand rabbin d’Israël Yitshak Nissim donne une interview au journal juif britannique “The Jewish Observer”, dans laquelle il accuse le Premier Ministre Ben Gourion de se tenir derrière les instructions du ministère de l’intérieur. En réaction, David Ben-Gourion lui écrit une lettre, par l’intermédiaire de son secrétaire Yitshak Navon, dans laquelle il explique au grand rabbin non seulement qu’il ne se tient pas derrière ces instructions, mais qu’il a même demandé à les corriger. Ben Gourion aurait demandé à ce que soit ajoutée la clause selon laquelle le candidat à la nationalité n’appartienne pas à une autre religion, et aurait demandé l’annulation d’une autre instruction polémique concernant l’inscription des mineurs.
Mais dans cette lettre, Ben Gourion accuse le Rabbin Nissim d’induire volontairement les gens en erreur avec ses déclarations. Le grand rabbin publia la lettre, et la colère de Begin ne sut tarder. Son parti présenta une motion de censure contre le gouvernement, pour atteinte à l’honneur du Grand Rabbin d’Israel. “Que se permettra encore ce premier ministre? M. le Premier ministre, quand vous écrivez ou dictez une lettre au grand Rabbin d’Israël, écrivez avec respect et non avec dédain, avec politesse et non avec vulgarité, avec honneur et non avec condescendance”, et appela Ben Gourion à présenter ses excuses.
La motion de censure ne passa pas, et la crise passagère toucha à sa fin avec la nomination de Moche Haim Shapira au ministère de l’intérieur, qui promulgua de nouvelles instructions selon lesquelles sera inscrit comme juif “tout citoyen étant né de mère juive et n’appartenant pas à une autre religion, ou tout citoyen s’étant converti selon la halakha”.
Pour en revenir à l’actualité, il semblerait que la réforme proposée par le ministre Kahana soit une synthèse entre la perception de la conversion sociologique de Ben-Gourion, et celle de l’inséparabilité des deux dimensions juives de Begin. D’un côté, la reforme reconnait la conversion orthodoxe comme la seule porte d’entrée au judaïsme, mais son objectif est aussi de faciliter cette entrée a ceux qui ont décidé de lier leur destin à celui du peuple juif. Si la réforme rassemblait un large consensus, elle aurait pu devenir historique. Mais alors que l’opposition n’est prête à aucune concession, et que le gouvernement s’avère instable plus que jamais, il est bien plus probable qu’elle tombe à l’eau.