La paracha Vayéra expose un terrible paradoxe. Le récit de la Thora s’ouvre sur Abraham, homme charitable entre tous, qui reçoit trois étrangers comme des princes. Puis voici qu’il implore Dieu afin qu’il épargne les villes de Sodome et Gomorrhe de la destruction. Abraham contracte ensuite une alliance avec Abimèlekh, l’un de ses puissants voisins. Puis soudain, cet homme de paix, de bonté, accepte sans broncher l’ordre de Dieu de Lui sacrifier son fils en holocauste. Comment Dieu a-t-Il pu demander à cet homme charitable entre tous d’accomplir cet acte terrible ?
Au cours d’un long dialogue avec Dieu, Abraham a tenté de convaincre le Tout-Puissant d’épargner les villes de Sodome et Gomorrhe. Le récit se termine laconiquement[1] : « Après que Dieu eut fini de parler avec Abraham, Abraham retourna à sa place. » Nos commentateurs ont perçu dans ce verset un constat d’échec. Après que Dieu lui fut apparu, Abraham se trouvait à la même place qu’auparavant. Selon un célèbre commentaire du Zohar, cette stagnation traduit l’échec d’Abraham dans sa tentative de convaincre Dieu. En effet, explique le Zohar[2], Abraham ne s’est pas engagé comme Moïse, qui avait dit à Dieu[3] : « Efface-moi du livre que Tu as écrit si Tu ne pardonnes pas aux Enfants d’Israël. »
Personnellement, j’ai ressenti l’échec à un autre niveau. Dans un préambule précédent l’annonce à Abraham de la destruction de Sodome, Dieu se dit[4] : « Comment pourrais-Je cacher à Abraham ce que je vais faire ? » Quelle obligation Dieu a-t-Il de se confier à Abraham ? Aussi la Thora explique-t-elle[5] : « N’est-ce pas Abraham que J’ai choisi pour qu’il apprenne à ses enfants et à sa descendance, après lui, à pratiquer la justice et la droiture ? » Ainsi donc, Dieu a donné un enseignement à Abraham : « Sache, dit Dieu, que tout compromis avec le mal est une compromission. » Les villes qui se conduisent comme Sodome et Gomorrhe doivent être détruites. Et Abraham le charitable ne comprend pas. Il implore Dieu pour qu’Il épargne ces villes, car il est touché au plus profond de son être par la destruction qui s’annonce. Aussi utilise-t-il tous les moyens à sa disposition pour tenter d’infléchir la décision de Dieu.
Après que Dieu lui eut parlé, Abraham est resté le même homme, aussi charitable qu’auparavant. Il n’a pas vraiment compris la leçon que Dieu voulait lui donner. Le même problème, bien que de manière différente, se posera à nouveau à deux reprises ; Abraham devra choisir entre l’amour du prochain et l’exercice de la justice et de la morale.
Sara, qui voit Ismaël se conduire de la manière la plus ignoble – comme nous l’enseigne Rachi – demande à Abraham de le chasser de sa maison. La chose déplut fort à Abraham, nous dit la Thora, qui ne s’exécutera que lorsque Dieu lui imposera d’écouter la voix de sa femme.
Plus tard, Abraham passe dans la ville d’Abimèlekh où il est contraint, à cause de l’immoralité des habitants de cette ville, de déclarer que sa femme est sa sœur. Puis, après avoir été miraculeusement sauvé par Dieu, il continue d’habiter près d’Abimèlekh et, comme nous dit la Thora[6] : « Il conclut une alliance avec lui. » Le texte qui précède immédiatement la ‘aqéda (le sacrifice d’Isaac) précise qu’Abraham proclame le nom de Dieu : El ‘Olam, « Dieu de l’univers ». Abraham n’a pas encore compris que, si Dieu l’a choisi, c’est pour qu’il enseigne à ses enfants la justice, qu’il instaure une Histoire nouvelle au-delà de l’Histoire qui lui était contemporaine. À partir d’Abraham, Dieu ne serait plus seulement le Dieu du monde, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et les Enfants d’Israël, lorsqu’ils parleront avec Dieu, diront alors notre Dieu, le Dieu d’Israël, le Dieu de nos pères.
Abraham n’a donc pas encore compris que le monde a démérité envers Dieu, et qu’Il souhaite maintenant attacher Son nom à un peuple nouveau. Une révolution s’opère dans l’Histoire. Cette révolution veut qu’Abraham enseigne à ses enfants la justice et la morale. Elle veut que l’on cesse d’être pardonné au nom de la miséricorde divine, que l’on cesse de pactiser avec les forces du mal, qui dominent le monde à cette époque. Le temps est venu de créer un peuple nouveau.
C’est pourquoi Dieu dit à Abraham[7] : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, et élève-le en holocauste. » J’insiste donc tant pour être ton Dieu, et le Dieu de ton fils, et tu refuses au nom de l’universalité. Déjà lorsque je t’ai annoncé que ta femme allait avoir un enfant, tu as dit[8] : « Puisse Ismaël vivre devant Toi », et maintenant encore tu ne veux voir en Moi que le Dieu de l’Univers, et toi, tu veux t’inscrire comme un être humain dans l’univers, et non comme un père dans l’Histoire. Si c’est comme cela, prends ton fils et donne-le en offrande sur l’autel de l’universalité.
La ‘aqéda constitue l’un des plus grands moments de l’histoire d’Abraham. Dieu lui demande d’accepter la plus dure des épreuves. Cette épreuve était destinée à créer entre Abraham et Isaac des liens privilégiés. Dieu veut faire découvrir à Abraham qui est Isaac. Au début de ce passage, Rachi pose la question : « Pourquoi Dieu dit-Il : “ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac” ? » Le Midrach[9] répond qu’Abraham n’a pas compris tout de suite lorsque Dieu lui a dit « ton fils », il a dit : « J’en ai deux » ; lorsque Dieu lui a dit « ton unique », il a répondu : « chacun est unique pour sa mère » ; et lorsque Dieu a dit « celui que tu aimes », il précise « Je les aime tous les deux. » Alors Dieu lui a crié : « Isaac », pour enseigner à Abraham : « c’est Isaac que tu dois aimer, c’est Isaac qui est ton unique, c’est Isaac qui est ton fils. Va, élève-le en holocauste ! » C’est alors qu’Abraham comprend quelle sera sa tâche[10] : « Il prit avec Isaac, son fils, deux jeunes gens. » Ces deux jeunes gens étaient, selon Rachi, d’après Béréchit Rabba, Ismaël et Eliézer. Le Midrach raconte ensuite que, lorsqu’Abraham s’approche de l’endroit indiqué par Dieu, cet homme empreint de sainteté qui s’approche de la montagne sainte, de la montagne de Sion, voit, attachée à la montagne, la Présence divine. Il demande aux deux jeunes gens, Ismaël et Eliézer : « Que voyez-vous ? » et ils répondent : « Nous voyons la montagne. » Puis Abraham demande à Isaac : « Que vois-tu mon fils ? » Et Isaac répond : « Je vois la montagne de Dieu. »
Abraham comprend enfin totalement, et dit aux deux jeunes gens : « Restez ici avec l’âne, et moi et Isaac, nous irons là-bas. » C’est alors qu’Abraham chemine seul avec Isaac. À deux reprises, la Thora nous dit qu’ils allèrent ensemble, unis dans la même idée de servir Dieu. Abraham se retrouve donc enfin seul avec son fils Isaac pour accomplir la volonté de Dieu. L’holocauste n’est alors plus nécessaire, et un ange dit à Abraham[11] : « Abraham ! Abraham ! Ne touche pas à ton fils Isaac ! »
[1] Genèse xviii, 33.
[2] Zohar i (sur la paracha de Vayéra) 106a.
[3] D’après Exode xxxii, 32.
[4] Genèse xviii, 17.
[5] Ibid., 18-19.
[6] Genèse xxi, 32.
[7] Genèse xxii, 2.
[8] Genèse xvii, 18.
[9] Béréchit Rabba 39, 9 et 55, 7.
[10] Genèse xxii, 3.
[11] Ibid., 11-12
Extrait de l’ouvrage A la Table de Shabbat du Rav Shaoul David Botschko