Après la guerre de 1967, les autorités rabbiniques, et avec elles le peuple juif tout entier, ont salué avec une grande joie la libération de Jérusalem ainsi que des autres territoires de Judée et de Samarie, y voyant la réalisation des prophéties millénaires dans lesquelles Dieu promettait ces terres au peuple juif.
Certaines voix se sont alors élevées contre cette vision de l’Histoire, pressentant la gravité des problèmes qu’allaient causer à l’État juif les centaines de milliers de Palestiniens qui habitaient ces régions.
Après la guerre du Liban, de grandes autorités rabbiniques ont joint leur voix à ce mouvement d’idées, et notamment des directeurs de yechivot réputées dont les élèves servent dans les rangs de l’armée israélienne.
Paradoxalement, c’est au moment où les Palestiniens traversent une des plus dures épreuves de leur histoire – même leurs amis arabes les ont abandonnés – que de telles voix se font entendre.
Il est possible d’éclairer ce paradoxe en avançant certaines hypothèses : pour la première fois depuis la création de l’État d’Israël, une guerre a eu lieu, non avec un État arabe, mais avec le peuple palestinien. On ne peut donc plus prétendre que les Palestiniens ne sont pas un peuple. On ne peut plus dire qu’ils peuvent exprimer leur identité à travers les nations arabes. Le fait même qu’ils aient été abandonnés par leurs frères arabes donne du poids à l’argument selon lequel ils sont une nation distincte. Cette réalité, que certains envisageaient depuis longtemps déjà, s’est imposée à la conscience de ces mêmes autorités, qui ont perdu tant d’êtres chers dans cette guerre. Selon ces autorités, une solution négociée s’impose donc, qui passe nécessairement par un compromis.
Une des argumentations religieuses prônant l’abandon d’une partie d’Eretz Israël pour la paix est vraisemblablement fondée sur le principe fondamental du judaïsme : l’homme doit lui-même prendre en charge son avenir. Il n’a pas le droit d’attendre qu’un miracle résolve ses problèmes.
En effet, le traité Qiddouchin enseigne[1] : « D’où sait-on que l’on ne doit pas s’appuyer sur des miracles ? Samuel, lorsque Dieu lui demande d’aller rejoindre David, répond[2] : “Comment pourrai-je y aller ? Le roi Saül le saura certainement, et il me tuera.” Samuel n’a pas dit : “Puisque Dieu le demande, je vais obéir, et Dieu fera un miracle.” »
La grande histoire des miracles débute avec la sortie des Hébreux d’Égypte. Voici quelques versets indiquant pour quelle raison Dieu a accompli ces miracles, et qui permettront de comprendre quelle est la part de Dieu dans l’histoire humaine, et quelle est celle qui incombe à l’homme.
Dieu dit à Moïse[3] :
« J’endurcirai le cœur de Pharaon, je multiplierai mes signes et mes miracles dans le pays d’Égypte… Je sortirai mes armées, le peuple des Enfants d’Israël, du pays d’Égypte avec de grands jugements, et tous les Égyptiens sauront que je suis Dieu, en étendant ma main sur l’Égypte et en sortant les Enfants d’Israël de parmi eux. »
Au chapitre ix, verset 14 :
« Cette fois, Je vais envoyer toutes mes plaies contre toi, contre tes serviteurs et contre ton peuple, afin que tu saches qu’il n’y a point comme Moi qui domine la terre. Si Je t’ai placé, c’est justement pour te montrer Ma force et pour faire connaître Mon Nom sur toute la terre. »
Au premier verset du chapitre x :
« Dieu dit à Moïse : “Va chez Pharaon, car J’ai endurci son cœur et le cœur de ses serviteurs afin de mettre mes signes parmi eux, afin que tu racontes aux oreilles de ton fils et de ton petit-fils que Je me suis amusé de l’Égypte et de tous les signes que J’y ai mis. Et vous saurez que Je suis Dieu.” »
Nous voyons donc qu’un des buts de l’intervention de Dieu en Égypte était de montrer qu’il était le Maître du monde et de l’histoire. Tous les commentateurs abondent dans ce sens. Citons le Ramban[4] :
« Afin que tu racontes à tout Israël, aux générations futures, Mon pouvoir, et que vous sachiez que Je suis Dieu, que Je fais tout ce que Je désire dans les cieux et sur la terre. »
Le rappel de ces miracles est un fondement du judaïsme. Tous les jours et toutes les nuits, nous devons nous en souvenir. Une fête entière leur est consacrée – Pessa‘h – et tous les événements religieux, tel que le Chabbat et toutes les fêtes, sont en rapport avec la sortie d’Égypte. En chacune de ces occasions, nous disons : « en souvenir de la sortie d’Égypte ».
L’histoire de la sortie d’Égypte ne doit pas être comprise comme un moment isolé de l’histoire, mais comme la source de nos devoirs envers Dieu et le signe que nous L’acceptions, Lui et Ses commandements. C’est pourquoi nous rappelons la sortie d’Égypte, dans la lecture du Chema, en ces termes : « Je suis Hachem, votre Dieu, qui vous a sortis d’Égypte pour être votre Dieu. »
La sortie d’Égypte est mentionnée à nouveau dans la bénédiction qui suit la lecture du Chema, cette fois pour nous enseigner que la sortie d’Égypte doit inspirer notre confiance en Dieu tout au long de l’histoire. Appuyons-nous sur ces versets : « Ces paroles sont vivantes, sont éternelles… pour toutes les éternités, pour nos ancêtres, pour nous, pour nos enfants, pour les générations suivantes, pour toutes les générations des descendants de Jacob Ton serviteur, pour toutes les générations qui ont précédé et pour les générations qui vont venir, c’est une chose bonne, qui dure pour l’éternité, une réalité, une fidélité, une loi qui ne peut être changée. Cette vérité est que Tu es notre Dieu, le Dieu de nos pères, notre roi, le roi de nos pères, notre sauveur, le sauveur de nos pères… » Et le texte continue : « Tu as aidé nos pères depuis toujours. Tu es le bouclier et le sauveur de nos enfants, après eux pour toutes générations. »
Ainsi, la sortie d’Égypte est montrée ici comme ce qui doit être la source de notre foi et de notre confiance en Dieu, dont la parole est éternelle et valable à tout jamais. Quels que soient les problèmes du peuple juif, ceux-ci seront résolus sans que la parole et la promesse de Dieu aient besoin d’être annulées ou même simplement restreintes.
Il nous faut analyser maintenant l’obligation de ne pas s’appuyer sur les miracles, pour comprendre ainsi quelle est la part, dans la délivrance d’Israël, qui incombe à l’homme.
Rappelons la Guémara citée plus haut : l’histoire de Samuel qui demande à Dieu comment il peut aller oindre David alors que Saül, s’il l’apprend, va le tuer.
Comment comprendre ce texte ? Si Dieu en personne donne l’ordre à Samuel d’aller oindre David, comment peut-il penser se dérober à son devoir à cause des difficultés de l’entreprise ? Dieu lui a donc assuré protection s’Il lui a donné l’ordre d’y aller. Abraham, n’a-t-il pas obéi à Dieu lorsqu’il lui a demandé de sacrifier son propre fils ? Et nous savons tous que la mer ne s’est ouverte pour les Enfants d’Israël que lorsque Na‘hchon Ben Aminadav sauta dans les flots, témoignant ainsi de sa confiance en Dieu. En effet, même si nous admettons que l’homme ne doit pas compter sur les miracles, ceci est valable lorsque le miracle n’est pas annoncé explicitement. Mais si Dieu donne un ordre à un prophète, il n’a certainement pas le droit de se dérober à cause d’un danger.
En quoi consiste donc l’interdiction de compter sur les miracles ? Examinons quelques exemples rapportés par le Talmud.
La Guémara[5] raconte qu’un homme avait demandé à son fils : « Grimpe sur cet arbre et accomplis le commandement de renvoyer la mère avant de prendre l’oisillon ». Cet enfant obtempéra et accomplit simultanément les deux commandements dont l’observance, selon la Thora est récompensée par une longue vie. Or, le jeune homme se tua en descendant de l’échelle. La Guémara explique que « l’échelle n’était pas solide et il est interdit de s’appuyer sur les miracles ».
Cette histoire montre qu’il faut faire la distinction entre les moyens à mettre en œuvre pour accomplir la mitzva et la mitzva elle-même. Le jeune homme ne devait pas se dire : « Puisque j’accomplis la volonté de Dieu, Il me protégera de tout danger ». Non ! Avant d’accomplir le commandement, il est indispensable de contrôler la solidité de l’échelle.
Ne pas compter sur les miracles signifie que l’homme a le devoir de réfléchir à la façon d’atteindre le but fixé par Dieu et non de fixer lui-même les objectifs.
Pour illustrer cette idée, citons le texte de Josué où Dieu lui annonce qu’il va gagner la guerre contre la ville de Aï. Le texte rapporte en détail la stratégie mise au point par Josué pour conquérir cette ville : le nombre d’hommes qu’il employa, la façon dont il les déploya et les ruses auxquelles il recourut. Josué ne renonce pas à attaquer Aï à cause des difficultés que présentait la prise de cette ville en prétextant qu’il ne faut pas compter sur des miracles, mais, malgré la promesse divine, il utilise toute son intelligence pour prendre cette ville.
De la même manière, lorsque Samuel demande à Dieu : « Comment pourrais-je oindre David ? Si Saül l’entend, il me tuera », Dieu lui répond : « Va chez David et fais croire aux passants que tu vas faire un sacrifice. Ne crie pas sur les toits que tu vas oindre David ». En substance Dieu lui répond : Respecte l’ordre que Je t’ai donné, mais cherche les moyens d’amoindrir le danger. Vraisemblablement que Samuel lui-même n’avait jamais remis en question l’ordre de Dieu. Il voulait savoir simplement de quelle manière il devait se rendre chez David. Fallait-il le faire publiquement ou discrètement.
Aussi, dans l’Histoire du peuple juif, les objectifs sont-ils inscrits dans la Thora. Il n’est pas en notre pouvoir de les modifier. Notre devoir est de réfléchir aux moyens d’atteindre ces objectifs et d’agir en conséquence.
[1] Qiddouchin 39 b.
[2] i Samuel xvi, 2.
[3] Exode vii, 3 sq.
[4] Na‘hmanide s/Exode x, 1.
[5] Qiddouchin 39b.
Extrait de l’ouvrage du Rav Shaoul David Botschko ”A la table de Shabbat”
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029972023