L’incendie allumé par la contestation de Qora‘h et de ses acolytes fut très difficile à éteindre. Ils périrent dans des circonstances dramatiques. Et, sans tarder, le peuple reprit le flambeau de la révolte[1] :
« Le lendemain, toute l’assemblée d’Israël se souleva contre Moïse et Aharon et leur dit : “Vous avez mis à mort le peuple de Dieu .”»
La riposte de Dieu ne se fait pas attendre : « Élevez-vous de cette communauté et Je les exterminerai sur-le-champ[2] », ordonne-t-Il à Moïse. Moïse, qui avait demandé à Dieu de punir d’une manière extraordinaire la bande de Qora‘h, adopte cette fois-ci une attitude tout à fait différente. Il se précipite chez Aharon, lui demande de fabriquer des encens, de les placer sur la pelle consacrée à cet usage, d’aller vers la communauté et d’obtenir ainsi l’expiation de son péché. Aharon obtempère : « Aharon prit les encens comme le lui avait ordonné Moïse ; il courut au sein de la communauté, et voici que le massacre du peuple avait commencé ; il mit les encens et il fit expiation pour le peuple. Il se dressa entre les morts et les vivants et l’épidémie cessa[3]. »
Pourquoi Moïse change‑t‑il d’attitude ? La faute de la communauté était pourtant plus grave que celle de Qora‘h. En effet, la communauté venait de constater la punition qui avait frappé les révoltés et n’en tira pas les leçons qui s’imposaient ! De plus, Dieu vient de demander au cohen Éléazar de prendre les pelles de cuivre des révoltés, de les fondre et d’en couvrir l’autel pour que cela soit, dit‑Il, « un souvenir pour les Enfants d’Israël afin qu’aucune personne qui ne serait pas un descendant d’Aharon ne se permette de prendre la place des cohanim[4]. »
La nouvelle contestation du peuple rend inutile la punition exemplaire infligée à Qora’h, et vains tous les efforts pédagogiques de Dieu, qui veut éduquer les Juifs à accepter qu’en son sein, il y ait une tribu élue dont la sainteté lui confère un statut particulier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la colère de Dieu s’abat immédiatement sur le peuple hébreu, sans autre avertissement.
La différence entre la révolte de Qora‘h et la contestation de la communauté n’est donc pas dans la nature de la faute, mais dans l’identité des pécheurs : là un petit groupe, ici le peuple tout entier. Si Moïse a exigé une mort « spéciale » pour Qora‘h, ce n’est pas par haine pour cet homme. C’est pour protéger le peuple de la contagion. Moïse se dit qu’on peut punir des individus, mais certainement pas toute la communauté. Aussi, si le peuple tout entier s’est finalement laissé entraîner, il faut tout faire pour le sauver.
Mais que peut faire Moïse ? Rachi répond à cette question en citant le midrach suivant : « Lorsque Moïse monta au ciel pour recevoir la Thora, l’ange de la mort lui dévoila un secret : les encens peuvent sauver de la mort[5]. »
Que signifie ce midrach ? Les encens représentent la relation idyllique entre l’homme et Dieu, celle qui n’a pas besoin de passer par la cassure du sacrifice. Cette offrande est apportée dans l’endroit du Tabernacle où seuls les cohanim ont le droit de pénétrer. Chaque jour cette offrande doit être apportée par un cohen. Elle justifie la relation intime entre l’homme et Dieu. Elle est une élévation harmonieuse qui n’est accessible qu’à la tribu élue. C’est cette relation privilégiée que convoitaient Nadav et Avihou. Qora‘h, également jaloux, ne pouvait accepter d’en être irrémédiablement exclu.
L’ange de la mort enseigne à Moïse que la mort peut être vaincue lorsque l’homme brise les limites et les frontières. Pour vaincre la mort, il faut que le Cohen gadol, l’homme le plus saint, prenne des risques, qu’il offre les encens – service le plus saint qui doit normalement s’accomplir dans l’endroit le plus saint – le présenter au sein du peuple, parmi les impies les plus impardonnables.
Le risque était grand. En effet, si ce service n’était pas agréé par Dieu, celui qui l’avait offert aurait été condamnable aux yeux de Dieu. De plus, la sainteté n’aime pas le spectacle, elle en est même le contraire, il est donc difficile de rester saint lorsqu’on quitte l’intimité du Temple. Au courage d’affronter ces dangers spirituels, il faut ajouter le courage physique nécessaire pour oser se rendre là où l’épidémie frappe, à la limite entre les morts et les vivants. Aharon a été capable d’établir une relation avec Dieu au milieu de son peuple comme s’il était dans le silence du Saint des Saints.
Si c’est l’ange de la mort qui dévoile ce secret, c’est pour enseigner qu’on ne peut briser les frontières qui entourent la sainteté que lorsque l’homme fait fi de sa vie pour accomplir sa mission, qu’il accepte de se rendre là où la vie et la mort se confondent.
Tu peux offrir l’encens au sein du peuple lorsque tu te places là où la mort frappe. « Aharon se dressa, dit le texte, entre les morts et les vivants. »
L’épidémie avait débuté lorsque Dieu demanda à Moïse de s’élever de la communauté, elle cessa lorsque Moïse demanda à Aharon de s’interposer au sein de la communauté.
[1] Nombres xvii, 6.
[2] Ibid., 10.
[3] Ibid., 12.
[4] Ibid., 5.
[5] Rachi s/Nombres xvii, 11.
Extrait de l’ouvrage A la table de Shabbat, Rav Shaoul David Botschko