Réflexions autour de cette dérive…
de Jean-Eric Schoettl
Il fut un temps, pas si lointain, où la loi trônait en majesté au sommet de l’édifice juridique. La loi fixait les règles ou les principes fondamentaux, selon les cas prévus à l’article 34 de la Constitution de 1958 ; le décret en déterminait les modalités d’application ; le juge interprétait la loi dans le strict respect de l’intention du législateur, telle qu’elle se dégageait des travaux parlementaires ; la loi postérieure au traité faisait écran à ce dernier, du moins aux yeux du juge administratif. Tout cet édifice s’est retrouvé cul par-dessus tête au terme d’une évolution insidieuse, mais irrésistible, couvrant un demi-siècle.
Cette évolution conjugue divers phénomènes : la primauté du droit international et européen ; l’expansion des droits fondamentaux, qui déborde, notamment du côté sociétal, ce que l’on nommait pompeusement dans les années 80 « la troisième génération des Droits de l’homme » ; la montée en puissance du pouvoir juridictionnel ; des révisions constitutionnelles contraignant toujours davantage les représentants de la Nation.
La déferlante des droits fondamentaux trouve son origine ailleurs que dans le droit, mais elle a investi progressivement celui-ci. Sa source est dans la société, à la confluence de divers phénomènes. En premier lieu, elle tient au « vagabondage d’idées chrétiennes devenues folles » (Gilbert Keith Chesterton) et à l’épanchement d’un État-providence, assureur universel, devenu « État nounou » (Michel Schneider).
Ensuite, on peut l’expliquer par le développement d’un individualisme exacerbé induit par les formes actuelles de la mondialisation et l’extension illimitée du domaine du marché d’une part, et le délitement du sens de la transmission, de la civilité, de la solidarité, de la discipline, de l’autorité et de la Nation, d’autre part.
Enfin, il faut sans doute mentionner le rôle de la political correctness communautariste importée des campus américains et pointer un certain gauchisme découvrant dans le droits-de-l’hommisme un substitut aux luttes révolutionnaires de naguère.
Là où un droit est proclamé, le pouvoir politique et son bras administratif sont sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général.
Le droit textuel et jurisprudentiel cautionne dans un second temps ce dévoiement de l’individualisme philosophique. Il devient, pour les militants de la transformation radicale de la société, le champ de bataille principal, alors qu’il n’était, pour leurs prédécesseurs marxistes, qu’une superstructure bourgeoise dont il fallait dénoncer les faux-semblants.
Comme dirait le philosophe Jean-Claude Michéa, l’addition d’une multitude de « C’est mon choix » ne dessinera jamais les contours du Bien commun.
Or pour l’intégrisme droits-de-l’hommiste, le politique, l’élu, l’administrateur ne sont que la courroie de transmission d’un catalogue de droits, dont le juge, actionné par les groupes militants, est l’unique protecteur, voire inventeur, légitime.
Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes.
La glorieuse apothéose de l’individu au sein de la démocratie occidentale moderne n’aurait été alors que l’antichambre d’une vertigineuse régression.
De la notion d’intérêt général…
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait référence à des notions telles que le « bonheur de tous » ou « l’utilité commune ». La Déclaration proclame donc non seulement l’émancipation de la personne, mais encore la nécessité d’œuvrer au bien commun pour mener à bien cette émancipation. Ce n’est pas le manifeste d’individualisme bourgeois triomphant que nous a longtemps dépeint une certaine vulgate marxiste.
Son article 12 : « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force commune : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».
Pour les hommes de 1789, la loi tend spontanément à la réalisation du bien public, car elle exprime la volonté générale. Cette tradition légicentriste fonde la souveraineté sur le suffrage. Les tragédies du siècle dernier devaient toutefois montrer que la démocratie exige plus que le suffrage universel : la majorité peut s’abuser ou être abusée.
De même, nous envisageons de relayer la démocratie représentative par une démocratie participative fondée sur le référendum d’initiative populaire, ou sur le recours permanent à une « Agora électronique », ou encore sur des mécanismes d’implication directe de citoyens tirés au sort à la prise de décision publique, comme celui de la « Convention citoyenne Climat » expérimenté sous l’égide du CESE, mécanisme qu’un projet de loi organique prévoit de généraliser.
La recherche de l’intérêt général accorde plus d’importance aux résultats qu’aux intentions. Loin donc de s’écarter de l’éthique, la recherche de l’intérêt général se rattache à une éthique plus exigeante, qui est celle de la responsabilité.
Gouvernement, Parlement, élus locaux sont aujourd’hui trop contraints par des normes, des contre-pouvoirs, des procédures, des juridictions nationales et supranationales. Ils sont comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Pour redonner à leur action la vigueur que la société attend d’eux, il faut dénouer ces liens et libérer la force des ambitions.
… au pourquoi de l’’Etat d’urgence.
Nous avons connu en 2015 l’état d’urgence anti-terroriste ; nous connaissons aujourd’hui l’état d’urgence sanitaire.
Pourquoi tant d’états d’urgence en si peu de temps ? Est-ce en raison de la récurrence de chocs exogènes qui ébranlent inopinément notre société ? De la répétition aléatoire de circonstances exceptionnelles ? Du retour du tragique dans l’Histoire contemporaine ? Cette réitération des états d’urgence révèle-t-elle une tentation liberticide de la part des pouvoirs publics ?
Je proposerai une tout autre explication : l’état d’urgence a pour véritable objet de rétablir un équilibre, rompu par le droit ordinaire, entre intérêt général, d’une part, prérogatives individuelles et catégorielles, d’autre part. En effet, en raison de l’évolution à laquelle je faisais allusion il y a un instant, le droit contemporain intègre de moins en moins le souci de l’intérêt général.
L’ordre constitutionnel dont il se réclame ne comprendrait plus, au terme de cette évolution, que des droits, dont la communauté politique en général, l’État en particulier, devraient se borner à assurer la satisfaction et la conciliation. La majeure partie de la doctrine (en France comme ailleurs en Occident) ne veut plus voir que des droits fondamentaux dans les chartes fondamentales et n’admet de limitation des droits fondamentaux qu’au titre de leur harmonisation.
Il n’y a plus beaucoup de place, dans notre État de droit, pour des exigences collectives (susceptibles de prévaloir sur les prérogatives individuelles), telles que les intérêts supérieurs de la Nation, l’ordre public ou le bien des générations futures. Voilà pourquoi, lorsque la nécessité oblige à restaurer la primauté du commun, à faire prévaloir des disciplines collectives sur l’autonomie personnelle, on a besoin d’une légalité d’exception, et qui n’est d’exception que parce que la légalité ordinaire fait l’impasse sur le commun.
La démocratie ne peut être réduite à la promotion des droits. Lorsque je dis cela, lorsque je m’inquiète du droits-de-l’hommisme hégémonique, c’est-à-dire de la réduction de la démocratie aux droits, je ne remets en cause ni les droits fondamentaux, ni les libertés publiques, ni la nécessité de mettre fin aux injustices que tel ou tel groupe a pu subir dans le passé.
Je ne chante pas les mérites de l’État autoritaire (même si je déplore la perte d’autorité de l’État, surtout en cette ère d’ensauvagement de la société). Je dis seulement que, tout en mettant un point d’honneur à respecter les droits et libertés, notre système juridique ne doit ni les laisser confisquer par les groupes de pression, ni tout leur sacrifier, notamment pas la solidarité, l’ordre public et la cohésion sociale.
Notre société ne peut non plus renoncer à assurer le respect de ses valeurs, de son ordre public symbolique, car le besoin d’un surplomb commun, d’une forme de transcendance, survit à la sécularisation du politique.
CONCLUSIONS
(de Jean-Eric Schoettl)
Les dispositions dans lesquelles le juge va chercher l’énoncé d’un droit font l’objet de formulations le plus souvent vagues, dont le juge est l’ultime exégète.
Il en résulte que c’est le juge, dûment actionné par les gardiens des colonnes du temple (autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des droits, le CSA ou la CNIL, organismes européens ou onusiens, associations militantes dotées de la capacité de se porter partie civile, doctrine juridique acquise à l’expansion indéfinie des droits fondamentaux sous la protection active du juge), qui prescrira in fine le contenu des politiques publiques.
S’opère ainsi un déplacement du centre de gravité de la vie publique des deux premiers pouvoirs vers le troisième et vers d’autres, dépouillant les représentants directs de la souveraineté populaire (Gouvernement et Parlement) au bénéfice d’un pouvoir juridictionnel polycéphale (non moins de cinq Cours suprêmes, dont trois nationales et deux européennes) et d’autres instances non élues, nationales ou supranationales, chargées de veiller à la suprématie des droits et au respect des Traités.
La religion des droits fondamentaux et, plus généralement, ce que Marcel Gauchet a appelé l’« abouchement du droit des juristes et du droit des philosophes » ont fait émerger un juge démiurge, à l’image de la Cour suprême des USA, du Verfassungsgericht, des cours de Strasbourg et de Luxembourg et de leurs divers émules en Occident.
Ce juge démiurge, non content d’imposer la prépondérance des droits individuels sur l’intérêt général, en énonce de nouveaux en produisant à jet continu, par-dessus la tête du Représentant, un droit supra-législatif ineffable et arborescent, élaboré sans garde-fou à partir des formulations très générales qui abondent dans nos textes constitutionnels et conventionnels.
La souveraineté populaire, c’est la démocratie représentative avant la jurisprudence, l’élection avant le pouvoir juridictionnel. La recherche du bien commun par les représentants de la Nation, au travers du vote de la loi, est l’expression de la volonté générale.
La mission du juge est d’appliquer la loi. Il est aussi de l’interpréter, certes, mais sans la dénaturer, ni la compléter indûment. Le juge constitutionnel ou conventionnel ne devrait censurer que les dérapages manifestes du législateur dans l’exercice de la conciliation qui lui incombe entre droits et libertés (des uns et des autres) et intérêts généraux.
Tous les juges de France, de Navarre et de Lotharingie, communient désormais dans la suprématie des droits subjectifs. Ce ralliement trouve un moteur supplémentaire dans la griserie du juge à devenir le grand prêtre de la nouvelle religion.
L’intervention du juge, surtout si c’est un juge constitutionnel ou conventionnel, surtout si c’est une cour suprême, amplifie le phénomène en traduisant en exigences supra-législatives les pleurnicheries sociétales. Même les prudents du Palais-Royal ou du quai de l’Horloge y cèdent, sous la pression d’officines militantes (usant et abusant de leur capacité à se porter parties civiles), par concession à l’air du temps, de crainte d’être taxés de réactionnaires, pour jouer le jeu européen ou par panurgisme jurisprudentiel
Dans tous les pays occidentaux, le pouvoir juridictionnel (ou para juridictionnel) décide désormais des politiques publiques sans en avoir ni la base légale, ni l’expertise, ni surtout la légitimité démocratique (qui – faut-il le rappeler ? – repose sur la responsabilité devant les électeurs).
Comment rétablir l’équilibre entre contrôle juridictionnel et souveraineté populaire ? Je suis pour ma part partisan de la procédure dite du « dernier mot parlementaire », autrement dit du pouvoir donné au Parlement de faire prévaloir ses choix sur les arrêts des cours suprêmes, moyennant un vote de confirmation solennel acquis selon une majorité qualifiée. Le « dernier mot parlementaire » permettrait au politique de reprendre la main en toute connaissance de cause, sans avoir (comme pour le droit d’asile en 1993) ni à convoquer le Congrès, ni à modifier la Constitution à chaque « lit de justice ».
En acceptant que les élus puissent avoir le dernier mot sur le juge, même au terme d’une procédure exigeante, ne livrerait-on pas les droits fondamentaux aux pulsions illibérales et populistes ?
La règle du « passer outre parlementaire » (ou dernier mot) serait cependant un remède moins brutal, pour restaurer la souveraineté populaire, que le Frexit, ou que la dénonciation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ou que la suppression pure et simple du contrôle de constitutionnalité.
Je vais donc faire un rêve régalien, en étant conscient que ce rêve est le cauchemar de tous ceux qui ont trouvé un intérêt matériel ou idéologique à ficeler Gulliver. Dans ce rêve, libérer Gulliver des liens qui l’enserrent impliquerait d’’œuvrer, y compris par la renégociation des traités, en faveur d’une Europe des coopérations plutôt que des institutions, d’une Europe des nations plutôt que fédérale et d’une Europe respectueuse des frontières nationales (Schengen ne doit plus être un carcan). Sans frontière, l’État est un ectoplasme.
Conclusion
(de JP Lledo)
Cette dérive de la justice si brillamment décrite, si finement analysée par Jean-Eric Schoettl prouve en tous cas que ce n’est pas le choix ou le mode de désignation des Juges qui est déterminant. Si en Israël, les juges de la Cour suprême s’octroient ce pouvoir de désigner, ce n’est ni le cas en Europe ni aux USA, où ce pouvoir est attribué aux Elus. Et cela n’a guère empêché la dérive.
Car cette dérive a une fonction impérative (à propos de laquelle nous reviendrons plus longuement) : casser les Etats-Nations, encenser les différences des individualités pour mieux les désolidariser et permettre ainsi à l’Occident, jusque-là démocratique, de s’imposer comme puissance impériale recherchant l’hégémonie, non plus seulement comme dans le passé par la puissance militaire, mais plus sournoisement par ‘’des valeurs’’ liées aux individus, dont l’objectif est de se substituer aux grands récits et grandes sagesses, lesquels jusque-là constituaient le ciment des peuples et des Etats-Nations.
Pour que les peuples reprennent le pouvoir dont ils ont été dépossédés, peu importe la manière dont sont désignés les juges, l’important étant d’établir les limites rouges de leur pouvoir, que ce soit dans une Constitution ou dans une nouvelle Loi fondamentale :
- La politique, toute la politique au Parlement.
- La vérification technique de la constitutionalité des lois, et seulement la vérification, à la Cour suprême.
- Le primat du peuple sur les Juges.
Tel Aviv 25 Mai 2023
Jean-Pierre Lledo
Excellent.
Toute cette litanie populiste pour arriver à la conclusion ” peu importe la manière dont sont désignés les jugés “.C’est tellement simple……mais il fallait y penser ! Pas de doute, les fidèles grognards bibistes sont à l’oeuvre !
Comme l’a écrit Pierre Lurçat : excellent ! Bravo !
Oui, David-Kevin, pour M. Natanyahou en procès, rien n’est plus important que “la manière dont sont désignés les juges” de la Cour suprême.
A cause de la CS, Israël est un pays dictatorial où la CS se permet à lui tout seul de représenter la “Constitution” (qui n’existe pas en Israël), le Législatif, l’Exécutif, l’Armée, la Police, rien ne lui échappe dans ce pays. Et en plus c’est une caste qui se nomme par elle-même. La CS se permet aussi de prêcher la “bonne parole” et de décider même de l’idéologie et les valeurs du pays. La CS doit faire le Droit et pas inventer le Droit. Bref, la CS est un cancer qu’il faut extirper au sein d’Israël pour qu’elle ne détruise pas le corps saint d’Israël.
LAISSONS DONC “LE” PEUPLE À QUI SE RÉFÈRE LE CI-DESSUS (QUI N’INCLUT ÉVIDEMMENT PAS “L’AUTRE” PEUPLE QUI S’OPPOSE À LA “RÉFORME”) SE DÉBARRASSER DE LA COUR SUPRÊME ET MATÉRIALISER SES ASPIRATIONS:
– Nous aurons bibi à vie et le peuple en transes style coréen
– Plus de 3 millions de musulmans sans eau courante ni électricité puisque la Cour Suprême est neutralisée
– En Judée-Samarie, le Far West – les colons porteront l’arme à la ceinture et dégaineront sur tout ce qui bouge
– De temps à autre une petite visite dans un village arabe – question de ne pas oublier ce qu’on nous faisait en Europe.
– les gauchistes seront exécutés sur la place publique – Ah! Oui les juges aussi
– chaines de TV et journaux prêteront serment à bibi ou disparaîtront sans laisser de traces
– Sitruk et Dagan dirigeront les exercices de Tsahal
– les juges qui survivront présenteront des excuses au PM et aux ministres inculpés
Vive la liberté ou l’anarchie
Laissons donc le peuple matérialiser ses aspirations sans le barrage de sécurité qu’assure la Cour Suprême:
Sonia, Merci infiniment !
Géntil à vous Kevin.
Je ne compare pas à votre pratiquement héroïque investissement dans cet espace.
Je voudrais aussi faire plus pour contribuer à l’autre visage de ce pays.