On ne peut plus dormir
tranquille quand on a
ouvert les yeux.
Pierre Reverdy
A l’entrée des « Shtiblech», lieu de prière quasiment non-stop du quartier de Katamon à Jérusalem, le calendrier mural affiche : « beaucoup de froid et de neige prévus pour cet hiver, avec l’aide de D.ieu». Froid et neige, voilà qui réveille en moi le souvenir des hivers jurassiens de mon enfance. La pluie interminable, le ciel plombé, les jours de neige où il fallait péniblement aller à l’école, doigts et orteils gelés –c’était le Jura et non Jérusalem ou la moindre alerte à la neige paralyse toute activité et fait battre de joie le cœur des enfants…
Bien des choses ont changé depuis, et la simple lecture de ces mots sur le calendrier déclenche en moi une réflexion sur le temps, en nous et en dehors de nous. Changeons-nous avec le temps qui passe et nous emporte ? Bien sûr, nous changeons, et l’enfant que je fus est maintenant bien loin, même si nous portons le même nom. Le paysage que je vois de ma fenêtre, la langue qui est désormais la mienne, tout a changé, mais qu’en est-il du regard que je porte sur le monde ? Portons-nous, devenus adultes, le regard que nous portions sur le monde et sur nous-mêmes quand la vie s’éveillait en nous ? Un verset de Devarim, 29-3, le dit bien :
« Et D.ieu ne vous a pas donné un cœur pour savoir, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre jusqu’à ce jour-ci ». C’est Moché notre Maitre qui parle ainsi alors qu’il sait sa mort proche. Qu’a-t-il voulu pour son peuple durant ces quarante années d’errance dans le désert sinon changer le cœur, les yeux et les oreilles de son peuple rebelle, et le délivrer du sort de ceux qui ont des yeux pour voir et ne voient point et des oreilles pour entendre et n’entendent point ? Changer ne signifie pas laisser la vie nous transformer et nous faire vieillir mais apprendre à voir et à entendre différemment.
Rabbi Nachman de Breslav le dit bien : Il est interdit d’être vieux ! Etre vieux signifie ne pas apprendre à changer notre regard et notre écoute autrement qu’en nous procurant des lunettes ou des appareils acoustiques…
Pensons à l’hiver qui s’annonce, vent, froid, pluie et neige. Qu’il fait bon s’ébrouer en rentrant chez soi le soir venu et savourer une bonne soupe mijotée par votre épouse dans votre foyer douillet ! Quel plaisir d’entendre les éléments se déchainer au dehors, bien recroquevillé sous l’édredon ! Mais ouvrons notre cœur, nos oreilles et nos yeux comme le voulait Moché. Entendons-nous, dans la pluie qui tombe au-dehors, la détresse des sans-abris ? Voyons-nous ceux que la guerre, la violence ou la famine ont chassés de leur foyer et jetés sur les routes comme ce fut notre sort naguère ? Pouvons-nous dire, en notre âme et conscience : « nos mains n’ont pas versé ce sang et nos yeux n’ont pas vu » ? Ce verset, faut-il le rappeler, s’applique dans la Torah à la mort d’une seule personne inconnue ! Un des prophètes malheureux de notre beau monde moderne, Franz Kafka, décrit dans son roman inachevé « Amérique « la course éperdue d’une mère et de sa fille sous une tempête de neige à New-York : « Il leur fallait trouver un endroit chaud, quelque part que ce fut, et se reposer sérieusement. Or ce soir-là, précisément, on ne pouvait trouver rien nulle part. » Folle marche sous la neige de la mère et de son enfant qui s’achèvera par la mort de la mère désespérée.
Kafka, qui était employé dans une compagnie d’assurances, consacrait ses nuits à l’écriture. C’est alors qu’il entrevoyait la nuit qui allait s’abattre sur le monde et priver des millions de malheureux de leur foyer. Comme dans l’histoire de Lot et de ses trois invités à Sodome, c’est la nuit que le sort de l’exilé se fait le plus cruellement ressentir.
Notre brève réflexion sur le temps nous amène à penser à l’espace, aux portes et aux frontières qui se referment. Souvenons-nous d’Abraham, assis à l’entrée de sa tente, alors que le soleil est au zénith. A D.ieu venu lui rendre visite après la Brit Mila, il demande d’attendre pour qu’il puisse s’occuper des étrangers. Cela, disent nos Sages, nous apprend que « l’hospitalité est plus grande que l’accueil de la Face divine. »
Une leçon à méditer pendant les longues soirées d’hiver…
Rav Daniel Epstein