Les lumières de ‘Hannouca qui ont réjoui nos foyers se sont éteintes, l’actualité bruyante a repris ses droits, mais une question reste ouverte : notre tradition n’est-elle pas en décalage par rapport à notre époque ? Que peut signifier au 21e siècle l’allumage de bougies ou de mèches vacillant vaillamment dans l’huile et pourquoi tenons nous a une pratique aussi désuète, quelles qu’aient pu être les raisons historiques ou miraculeuses qui auraient justifié son instauration il y a deux millénaires ?
N’est –il pas temps de régler nos montres à l’heure de l’histoire et de passer de l’huile à l’électricité ? Si la tradition a un sens et n’est pas pur entêtement à préserver des coutumes ancestrales, nous avons l’obligation de nous interroger sur ce sens.
La petite fiole d’huile portant le sceau du Cohen Gadol et préservée de l’impureté, pour répandre ensuite une lumière excédant sa capacité, a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? Sommes-nous les esclaves du passé ou les témoins du présent et du futur ?
C’est l’occasion de nous interroger sur le rapport entre la lumière venue de Grèce qui a produit non seulement la philosophie de Platon et d’Aristote mais aussi la géométrie de Pythagore et d’Euclide, et à partir de là, les sciences et technologies dont nous bénéficions tous, et les petites lumières que nous persistons à allumer et sur lesquelles nous prononçons la bénédiction :
« Beni soit Celui qui a fait des miracles pour nos pères ces jours-là, en ce temps-ci ».
En ce temps- ci : בזמן הזה. Ce temps-ci est le nôtre.
Il est beau de dire qu’Israël est la lumière des Nations, mais il y a belle lurette que les Nations s’éclairent d’une autre lumière que la nôtre, produite par des centrales électriques ou nucléaires.
Bien avant la découverte de l’électricité, nos Sages ont su reconnaitre que « la beauté de Yafet (alias la Grèce) doit séjourner dans les tentes de Chem ». Les livres sacrés, enseignent les Sages, doivent être transcrits uniquement en grec : « Rabbi Chimeon ben Gamliel dit : Il n’est permis d’écrire les Livres – en dehors du לשון הקודש- qu’en la seule langue grecque » (Meguila 9b ). Les Maitres du Talmud n’étaient pas des obscurantistes incapables de reconnaitre l’apport de la raison- le logos grec- à l’humanité. La lumière issue de Yafet est belle et bien accueillie dans les tentes de Chem. Mais voici que le Midrach interprète le deuxième verset de la Torah : « et la terre était tohu-bohu et ténèbres sur la face de l’abîme » comme s’appliquant aux Empires, les מלכויות, et le mot « ténèbres » à la Grèce « qui a obscurci les yeux d’Israël par ses décrets »
Contradiction ? Beauté de Yafet, ténèbres de la Grèce ? La lumière qui éclaire le monde peut aussi obscurcir les yeux et les cœurs, et toute la face de la terre. La raison, magnifique conquête de la Grèce sur les forces de la Nature, permet à la fois de nourrir l’humanité et de la menacer d’anéantissement. En témoigne la lumière aveuglante produite par la première explosion atomique devant un parterre de savants éminents, les yeux protégés par d’épaisses lunettes noires. L’humanité si bien éclairée par la lumière artificielle reste plongée dans les ténèbres de l’inhumanité. Inhumanité des guerres utilisant les technologies de pointe pour anéantir des populations civiles, inhumanité des dictatures soumettant leurs peuples à des systèmes de surveillance totale, inhumanité de l’exploitation des pays sous-développés pour le confort des pays nantis, inhumanité de notre système capitaliste qui ne cesse de creuser l’écart entre riches et pauvres.
Pendant la fête des petites lumières, nous avons lu l’histoire de Joseph. Rachi fait remarquer que celle-ci suit la longue liste des rois et princes d’Edom, et citant un verset d’Obadia, il nous dit que « la maison de Jacob sera feu, et la maison de Joseph flamme, et enflammera le chanvre de la maison d’Edom ».
Joseph, précipité dans la fosse par ses frères, puis par la femme de Putiphar, est l’étincelle qui illumine notre cœur obscurci par le penchant destructeur de notre nature nommé par nos Sages yetser, et par Freud, que fascinait l’histoire de Joseph, thanatos, ou instinct de mort. Il illustre bien ce combat intérieur qu’aucune technologie ne peut mener à notre place : contre le désespoir, la colère, le désir de vengeance, il doit faire preuve de patience et mener avec lui-même un combat que tous nous devons mener en nous- mêmes, car nul n’est à l’abri de la colère, du ressentiment et de la soif de vengeance.
Les petites lumières, comme le montre bien Gaston Bachelard dans son beau livre : « La flamme d’une chandelle », nous donnent, comme Joseph « élevé »de la fosse, une « leçon de verticalité ».
A la différence de la grande lumière qui reste égale à elle-même une fois allumée, froide et indifférente à notre sort, la petite lumière nous donne une leçon de courage, en luttant pour s’élever envers et contre tout. A la question : qui est fort ? Ben Zoma répond dans Pirkei Avoth : celui qui domine son penchant- הכובש את יצרו.
Le courage ne consiste pas tant à écraser l’adversaire qu’à exorciser les démons qui sont en nous. C’est la leçon apprise et donnée par Joseph qui a su résister à la tentation d’une facile vengeance à la Monte-Cristo.
Plus haute et plus pure que la lumière artificielle qui éclaire le monde et peut aussi l’aveugler est la petite lumière intérieure qui vit et croit en nous si nous écoutons ce qu’elle nous chuchote. Dans les temps les plus sombres, elle nous rend confiance comme le fanal guide le navire en détresse dans la nuit.
Rav Daniel Esptein