Au moment où s’achève le livre de Berechit, une question se pose. Pourquoi Joseph et ses frères, passées les années de famine, s’attardent-ils en Egypte ? Faut-il penser que la liberté de la famille de Jacob est désormais limitée ? Celle de Joseph lui-même ? On ne peut que s’interroger, lorsqu’on lit qu’après les jours de deuil, Joseph qui veut exaucer le vœu de Jacob d’être enterré auprès de ses pères à Makhpéla, ne s’adresse pas directement à Pharaon, mais doit passer par les fourches caudines du protocole. Ainsi dit-il à la Maison du Pharaon : « Si, je vous prie, j’ai trouvé grâce à vos yeux, parlez, je vous prie, aux oreilles de Pharaon… » (50,4). La demande est celle d’un obligé, et non pas d’un vice-roi d’Egypte. Elle n’émane pas de celui qui alors est élevé aux plus hautes fonctions par Pharaon lui-même : « C’est toi qui sera le chef de ma maison…sans ton ordre, nul ne remuera la main ni le pied dans tout le pays d’Egypte… » (41,40-44). On ne peut qu’interpréter le ton adopté par Joseph lorsqu’il formule sa requête comme une discrète dépendance, comme une disgrâce, la perte d’une position d’un pouvoir exceptionnel.
Il a perdu la liberté de régenter ses propres déplacements et ceux de sa famille. On perçoit comme un prélude, des signes avant- coureurs de la servitude d’Egypte. Joseph n’aurait-il pas senti le vent tourner ? Pourquoi ne met-il pas un terme à ce moment-là à l’exil des descendants de Jacob ? Joseph n’est-il plus en position de le faire ?
Les frères de Joseph ont sans nul doute perçu ces changements. Jacob mort, Joseph fragilisé : les frères s’inquiètent, que va-t-il advenir d’eux. Un Joseph qui ne pourra plus garantir leur avenir et leur sécurité ? Un Joseph qui va donner libre cours à une vengeance jusque-là réprimée ? « Ils mandèrent à Joseph ce qui suit : « Ton père nous a donné des ordres avant sa mort, en ces termes : « Parlez ainsi à Joseph : Ô pardonne de grâce, l’offense de tes frères et leur faute, et le mal qu’ils t’ont fait » (50,16-17).
Les frères de Joseph parlent de Jacob comme de son père à lui, Joseph : ils ne disent pas « notre père ». Cette nuance montre qu’ils ont dépassé une rivalité favorisée par l’abusive préférence de Jacob à l’égard de Joseph. De son côté, Joseph pardonne de façon solennelle, définitive, en invoquant la Providence divine qui a sauvé tant de personnes par son entremise à lui, Joseph. Il ne dit rien de sa propre élévation, et de ce que sa seule action aura rendu possible. Il les assure même qu’il continuera à veiller sur eux. « Soyez sans crainte : j’aurai soin de vous et de vos familles » (50, 21). Son pouvoir s’incarne d’abord et jusqu’au bout dans sa capacité à « nourrir » autrui. Il parachève ainsi ce qu’annonçait son rêve des gerbes de blé (ch. 37).
Le pardon de Joseph n’est pas seulement une générosité d’une grande noblesse d’âme. C’est la marque d’une grandeur qui se situe d’abord dans sa Tsidkout. Yossef Hatsadik ne confond pas rêves et réalité. Il comprend que D. ne l’a pas élu au travers de ses premiers songes, comme supérieur, mais qu’il a été à travers eux appelé à une mission. Que sa grandeur aura résidé dans sa capacité à accomplir sa mission. Il sait se situer à sa juste place. « Ne craignez pas, suis-je à la place de D. ? » (50,19).
D’ailleurs le pouvoir quasi royal où il a été promu lui a beaucoup donné sauf le trône (41,40).
Or c’est le trône qui fait trop souvent passer les rois d’une position de nourriciers responsables à l’égard de leur peuple, à celui de maîtres absolus qui se vouent à leur propre grandeur. Roi sans l’être, Joseph est responsable, intelligent et sage. Il déjoue dans sa vie les tentations possibles auxquelles peuvent céder les rois, décrites dans le livre de Devarim (17,14-20). Il est demandé aux rois d’Israël de faire l’économie de l’Egypte, des chars et des cavaliers. Or en Egypte même, un fils d’Israël aura donné le plus longtemps possible l’image presque parfaite du Prince selon l’exigence de la Torah. Les relations parfois équivoques de Joseph avec le pouvoir, sa grandeur, sa bienveillance même, font de la dernière partie du livre de Berechit une étude subtile, nullement simpliste, des grandeurs et tentations des rois.
Mais peut-être cette justesse même, qui a empêché Joseph de se prendre pour D., en Egypte où le Pharaon est un dieu, aura justement favorisé son éviction progressive du pouvoir. Les princes, les ambitieux, les courtisans ne supportent généralement pas les personnes trop vertueuses qui leur renvoient en miroir l’image de leur dévoiement, leurs abus.
Nourricier en Egypte, Joseph l’est resté jusqu’au terme de sa vie. Mais les sept années de famine passées, Joseph se sera-t-il figé dans un geste d’administrateur, et de ce fait ses frères seront-ils restés comme figés dans une attitude de personnes exilées, puis assistées ? L’Egypte les a-t-elle captés, alors qu’elle est bien lointaine derrière eux la circonstance qui les avait amenés en Egypte, le besoin de nourrir leur maison?
Grand Rabbin Gilles Bernheim
(*) Cette étude s’inspire des ouvrages « Noam Elimelekh » et « Pitkhei Chearim »
Cette peracha montre Joseph vis. Pharaon un homme imble