Entretien réalisé par Ilan Lévy pour Actualité Juive numéro 1670
Préambule: Aujourd’hui (samedi 21 Tevet, jour de l’anniversaire d’Eliezer Ben Yehouda) est la journée de la langue hébraïque, l’occasion pour LPH INFO de partager cet entretien avec le Pr Claude Hagège.
Spécialiste mondial des langues et polyglotte réputé, le professeur au Collège de France, Claude Hagège évoque le destin incroyable de l’hébreu.
De quelle famille de langues est l’hébreu ?
Claude Hagège: L’hébreu est une langue sémitique, qui appartient au groupe Nord, assez étroitement liée à l’araméen. L’arabe et le syriaque sont un peu plus éloignés. L’ensemble de ces langues appartient au groupe des langues chamito-sémitiques, la langue des chameliers de la Corne de l’Afrique.
Les langues hébraïque et arabe sont-elles proches ?
C.H.: L’hébreu et l’arabe sont proches par appartenance au groupe des langues chamitosémitiques. Cela est moins vrai dans la forme moderne de l’hébreu qui emprunte son vocabulaire au monde contemporain, alors que l’hébreu classique était rabbinique. L’arabe coranique avait une structure proche. L’arabe et l’hébreu se sont éloignés par leur vocabulaire, mais gardent une structure phonétique et morphosyntaxique proche. Si l’on regarde les chiffres, il existe une forte similarité entre chiffres hébraïques et arabes : 4, arba en hébreu, se dit arba’a en arabe, 40, c’est arbaïm en hébreu et arba’un en arabe. Il en est de même pour toutes les dizaines jusque 100, 5 se dit ‘hamech en hébreu et ‘hamsa en arabe.
Diriez-vous que l’hébreu est une langue facile à apprendre ?
C.H.: On ne peut répondre à cette question de manière précise que si l’on précise la langue maternelle de celui qui souhaite apprendre. Pour un arabophone, comme nous l’avons expliqué, ce ne sera pas trop difficile. Pour un Européen, c’est déjà plus complexe car les structures de langues ne se ressemblent pas. Pour un Chinois, ce sera extrêmement plus complexe, car la langue chinoise est monosyllabique avec des tons qui montent et qui descendent, alors que l’hébreu est une langue polysyllabique sans aucun ton.
Peut-on considérer que l’hébreu est sauvé ?
C.H.: D’une certaine manière, oui, car l’hébreu est la langue d’un État moderne et que l’hébreu israélien est issu de l’hébreu biblique.
L’hébreu moderne a sauvé la langue biblique. Car l’hébreu est revenu sous forme moderne. Si l’hébreu, en tant que langue, était resté langue liturgique, il ne serait plus parlé actuellement. La menace de disparition aurait été bien plus forte. L’hébreu est devenu une langue nationale forte, dont le nombre de locuteurs est relativement faible, entre 6 et 10 millions de personnes, et presque exclusivement en Israël. Hors d’Israël, les gens qui lisent, écrivent et parlent l’hébreu sont le plus souvent des religieux et ils pratiquent la langue biblique qui n’est plus
parlée depuis longtemps. Des mouvements évangéliques s’y intéressent aussi. Nombre de juifs du monde entier,
de la diaspora, s’intéressent à l’hébreu, mais, en réalité, peu le parlent. Les locuteurs de l’hébreu moderne se réduisent aux citoyens israéliens, juifs, arabes et chrétiens. Pourtant, ce n’était pas donné d’avance. L’hébreu était la langue sacrée, elle n’était pas utilisée dans la vie quotidienne, ainsi que dans les sentiments. S’en servir pour
dire « À table ! » ou « Je t’aime » était considéré comme sacrilège par les rabbins. Ces derniers ont conservé
la langue biblique prestigieuse, mais pas la langue parlée. Des écrivains célèbres comme Gershom Scholem, Maïmonide n’utilisaient pas l’hébreu et n’étaient pas favorable à l’utilisation de l’hébreu dans le quotidien. Ben Yehouda, lui-même, n’utilisait pas l’hébreu dans la vie quotidienne alors qu’il le connaissait très bien. L’immense
écrivain Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, utilisait l’hébreu uniquement pour la liturgie. Il s’exprimait en yiddish. Ils étaient les promoteurs des langues juives, mais pas de l’hébreu.
L’hébreu comme langue du peuple juif a pris le pas sur toutes les judéolangues. Les anciennes langues juives peuvent-elles subsister et comment les conserver ?
C.H.: Personne ne peut décider de la conservation d’une langue si ce n’est ses locuteurs. Seuls eux peuvent répondre à cette question, car c’est leur langue maternelle. Il est donc difficile de conserver ces langues juives comme le yiddish, le judéo-espagnol, le ladino, car il existe une concurrence avec l’hébreu et les gens qui parlent ces langues anciennes ont quitté leur milieu naturel. Les juifs d’Espagne ont été expulsés d’Espagne en 1492 et l’extermination des juifs d’Europe centrale a compromis le yiddish. Cependant, pour le yiddish, il existe encore des locuteurs aux États-Unis et, en faible nombre, quelquesuns en France. Ils le parlent, mais ne le transmettent pas à leurs descendants. Ce défaut de transmission est le commencement de la mort d’une langue.
En 2000, vous aviez écrit Halte à la mort des langues, votre cri d’alarme a-t-il été entendu ?
C.H.: Je dirai oui et non. Non, parce qu’il ne suffit pas qu’un chercheur écrive un ouvrage pour que les locuteurs qui sont les seuls responsables s’exécutent devant cette proclamation. Oui, car mon livre, avec d’autres, est entré dans l’ensemble des ouvrages qui ont oeuvré pour la survie des langues menacées. Ils ont fait entendre une parole d’espoir à ceux qui ne veulent pas que les langues disparaissent. Ces différents appels, livres et appels, ont donné des idées pour la réactivation des langues qui étaient sur le point de s’éteindre. Le livre fut un avertissement et un encouragement aux locuteurs de langues menacées.
Propos recueillis par Ilan Levy pour Actualité Juive numéro 1670
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