Le premier Nissan 2448 est une grande journée. C’est ce jour-là que le Tabernacle est inauguré dans le désert. Cette inauguration est bien plus qu’une fête, c’est l’aboutissement même de l’histoire. Ce jour-là, Dieu manifeste Sa présence en descendant « habiter » le Tabernacle. Les Hébreux du désert s’étaient suffisamment élevés pour que le Tout-Puissant accepte d’être proche d’eux. Cet événement préfigure les temps messianiques où Dieu se manifestera dans une terre habitée, en Eretz Israël, témoignant par là que l’humanité entière s’est acheminée vers la perfection.
Le héros de cette journée est Aharon, le Cohen gadol. C’est lui et ses enfants qui sont intronisés dans leur nouvelle fonction. Ils sont chargés de la sainteté du lieu. Ils sont les grands responsables de l’éducation du peuple d’Israël pour que la Chékhina, la Présence divine, puisse durablement résider parmi eux.
Et enfin l’apothéose : « Moïse et Aharon pénètrent dans le Tabernacle ; ils en ressortent et bénissent le peuple ; la gloire de Dieu se manifeste devant tout le peuple. Un feu descend du ciel et consume l’holocauste et les graisses qui étaient placées sur l’autel ; tout le peuple voit, ils louent Dieu et ils tombent sur leur face[1]. »
Puis soudain tout bascule : les deux fils d’Aharon meurent dans le Tabernacle. Ils y étaient entrés pour y apporter des encens. Enivrés qu’ils étaient par la sainteté et l’élévation du jour, dans un élan d’amour fou, ils avaient voulu manifester leurs sentiments d’adoration pour Dieu. Rachi témoigne que Nadav et Avihou étaient de grands personnages, plus grands encore que Moïse et Aharon[2]. Pourquoi ont-ils donc mérités la mort en ce moment de pure élévation ? Le texte est explicite à ce sujet : « Ils apportèrent un feu étranger qui ne leur avait point été ordonné[3]. » Personne ne leur avait demandé d’apporter cette offrande.
Quelles que soient leur grandeur et la pureté de leurs intentions, ils n’avaient pas le droit de prendre l’initiative. On n’entre pas dans le Lieu saint sans y être invité. Ils ont péché par excès d’amour. Le judaïsme est d’abord une obéissance. On ne peut manifester ses sentiments d’amour que dans le cadre prévu par la loi.
Cette idée est exprimée dans un passage de la Thora qu’on lit parfois en même temps que la paracha Chémini. Il s’agit de la paracha du mois. En effet, le Chabbat qui précède le mois de Nissan s’appelle Chabbat ha‘hodech, le Chabbat du mois. On y lit le douzième chapitre de l’Exode, qui débute par l’obligation d’appeler le mois de Nissan le premier des mois de l’année. Cette mitzva est la première d’une foule de commandements qui concernent l’agneau pascal et la fête de Pessa‘h.
Rachi explique le sens de cette mitzva dans son premier commentaire sur la Thora. Il affirme qu’on aurait dû commencer la Thora par la paracha du mois, car c’est le premier commandement que les Hébreux reçurent après la sortie d’Égypte. Rachi exprime ici l’idée que le but premier du judaïsme, c’est de vivre conformément aux lois de la Thora, au Choul‘han Aroukh. Aussi Dieu, à défaut de commencer la Thora par ce chapitre, lui a donné de l’importance en le faisant lire durant le Chabbat du mois. Considérer Nissan comme le premier mois de l’année plutôt que Tichri, date anniversaire de la Création, c’est donner la primauté à l’obéissance.
Aharon, à la mort de ses enfants va expérimenter jusqu’où doit aller l’obéissance, qui prime sur les sentiments humains. Ce jour-là, comme il avait la responsabilité de l’inauguration du Tabernacle, il lui fut interdit d’exprimer ses sentiments de deuil :
« Moïse s’adressa à Aharon, et à Éléazar et Itamar ses enfants : “Ne laissez point pousser vos cheveux et ne déchirez point vos vêtements sous peine de mort et Dieu verserait sa colère sur toute la communauté… Ne sortez point du Tabernacle (c’est-à-dire n’accompagnez point vos proches à leur dernière demeure) sous peine de mort…” Et Moïse parla à Aharon et à Éléazar et Itamar ses enfants rescapés : “Prenez l’offrande … et mangez-la à côté de l’autel … et la poitrine du balancement et la cuisse du prélèvement vous mangerez[4]…” »
Le sens du devoir, la sainteté et la joie de ce jour devaient effacer leur deuil personnel. Aussi, bien qu’un onen [5] soit dispensé de tous les commandements de la Thora – il ne met pas les tefilines et ne récite pas les bénédictions, par exemple – Aharon et ses enfants devaient oublier leur état et poursuivre leur service comme si de rien n’était.
De nos jours aussi, une halakha exprime la primauté de la loi sur les sentiments lors d’un deuil. Ainsi, quelqu’un qui a perdu un proche parent un Chabbat ne sera onen qu’à la sortie du Chabbat. Jusqu’à la tombée de la nuit, il doit poursuivre sa vie chabbatique comme à l’accoutumée[6].
Moïse recherche le bouc expiatoire. Il découvre qu’il a été brûlé. Aharon et ses enfants ne l’ont pas consommé. « Moïse se met en colère contre Éléazar et Itamar, les fils rescapés d’Aharon, et leur dit : “Pourquoi n’avez-vous pas mangé le bouc expiatoire ?… Vous êtes pourtant chargés d’expier les fautes de la communauté en le mangeant[7]”. »
Les rescapés n’auraient-ils pas compris la leçon ? Auraient-ils oublié que, le jour même de la mort de leur frère, il ne faut en rien modifier les ordres divins ? C’est Aharon qui répond. Sa phrase est elliptique. Rachi en explique le sens. Aharon dit en substance qu’il faut distinguer deux types de sacrifices apportés ce 1er Nissan : ceux qui concernent l’inauguration du Tabernacle lui-même et qu’il ne fallait offrir qu’à cette occasion, et puis les sacrifices habituels que l’on apportera encore, une fois passé le jour d’inauguration, tels que les sacrifices journaliers, ceux de la néoménie et des fêtes. Aharon maintient que l’ordre de Dieu d’ignorer son deuil ne concernait que les sacrifices spécifiques à l’inauguration. Le bouc brûlé était le bouc expiatoire que l’on devait apporter à chaque néoménie.
Pourquoi cette différence ? Qui a dit à Aharon qu’il fallait faire cette distinction ? Une partie de la phrase prononcée par Aharon et expliquée par rabbi Saadia Gaon nous permet de mieux comprendre l’attitude d’Aharon : « Il m’est arrivé un tel événement ! » et rabbi Saadia Gaon explique que cela signifie : « Il m’est arrivé un si grand malheur ! » Aharon dit : « Je reste un être humain; il n’est pas pensable que la halakha ne m’ait pas laissé un espace – si petit soit-il – pour exprimer ma douleur. Aussi m’a-t-il semblé évident que l’ordre ne concernait que les festivités du jour. » D’ailleurs, pendant le Chabbat, le deuil n’est levé que pour ce qui est public. En ce qui concerne ce qui est intime, les lois sont maintenues.
Cette idée que malgré la primauté de la loi, celle-ci comporte une dimension humaine se trouve également dans la paracha du mois. En effet, du verset[8] « ce mois est pour vous le premier des mois » on apprend également l’obligation de fixer le premier jour du mois par une déclaration solennelle ainsi que toutes les lois qui concernent le calendrier. Du mot lakhem, « par vous » ou « pour vous », nos Sages enseignent que le calendrier n’est pas fixé uniquement selon les règles de l’astronomie, premier jour du mois à l’apparition de la nouvelle lune. Mais il est permis de déplacer d’un jour le début du mois si les Sages le jugent utile pour le confort de la population, par exemple pour empêcher que le jeûne de Yom Kippour ne précède ou ne suive immédiatement un Chabbat. Voici donc que le calendrier qui dépend du temps, domaine sur lequel l’homme n’a aucune prise, est fixé par les hommes en fonction de leurs besoins.
Aussi, dit Aharon, certes, je suis au service du peuple et cette fonction prime sur mes drames personnels, mais ceux-ci ne peuvent pas être ignorés complètement.
C’est Aharon qui a compris comme évidente la distinction entre les sacrifices spécifiques du jour et les sacrifices réguliers, parce que, Cohen gadol, il est au carrefour des exigences de Dieu et des besoins de l’homme. Il est chargé des sacrifices collectifs comme des sacrifices apportés par les individus.
On peut comprendre la prière que le Cohen gadol doit prononcer lorsqu’il entre dans le Saint des Saints le jour de Kippour. Il demande à Dieu de ne pas écouter les prières des voyageurs qui Le supplient de ne pas faire tomber la pluie et il demande également à Dieu de soutenir toutes les femmes qui attendent un enfant afin qu’elles puissent mener leur grossesse à terme.
D’une part, garant de l’intérêt général, il demande que les égoïsmes ne prennent pas le pas sur l’intérêt collectif, mais d’autre part, soucieux de chacun, il prie Dieu pour qu’Il soutienne chaque future maman.
« Sois un disciple d’Aharon, aime la paix, poursuis la paix, aime toutes les créatures et rapproche-les de la Thora. » [9]
[1] Lévitique ix, 23-24.
[2] Rachi s/Lévitique x, 3.
[3] Lévitique x, 1.
[4] Lévitique x, 12 à 14.
[5] Une personne en instance de deuil, entre le décès d’un proche parent et l’inhumation.
[6] Yoré Déa 341, 1.
[7] Lévitique x, 16-17.
[8] Exode xii, 1.
[9] Pirqé Avot 1, 12.
Extrait de l’ouvrage du Rav Shaoul David Botschko »A la table de Shabbat »
Pour se procurer l’ouvrage :
hesder2@gmail.com
029972023
Ô c’est une très bonne description.
Merci beaucoup pour ces messages biblique.