“Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, seules plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps”. (”Du côté de chez Swann” de Marcel Proust). Cette belle phrase, extraite d’une des pages de la littérature classique française, décrit le moment où l’auteur discute avec son esprit pour savoir, après avoir trempé une madeleine dans sa tasse de thé, pourquoi “un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause … ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray … ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.”. Cette célèbre madeleine de Proust, si significative, a même donné son nom à la psychologie moderne pour désigner tout phénomène déclencheur d’une impression de réminiscence: Un objet, un geste, une parole qui ne manque pas de faire revenir un souvenir à la mémoire de quelqu’un.
Pour être un peu plus prosaïque, je dirais que le ‘Hamin du Chabbath matin me donne à peu près la même impression. On le sait, ce ‘Hamin (en Français, plat chaud) est un ragoût mijoté à feu doux pendant douze heures ou plus, typique de notre cuisine traditionnelle. Il se décline en autant de variantes qu’il y a de communautés et coutumes, constituant l’un des plats principaux de la table du Chabbath. Il se nomme Tcholent chez les Achkenazim (déformation du Français chaud-lent), Tafina chez les Sefaradim (de l’Arabe Tafan, enfoui), procédé qui consistait à enterrer la marmite après cuisson dans une matière isolante (cendre, sable …) pour le garder au chaud, procédé connu aujourd’hui sous le nom de marmite norvégienne, ou encore S’hina (de l’Arabe Sa’hin, chaud). C’est cette lente cuisson qui donne aux ingrédients son goût caramélisé, un goût qui, dès l’enfance, ne s’oublie pas. Ce goût, ou plutôt cette ‘épice’, telle que l’a qualifiée Rabbi Yéhouda, se nomme Chabbath et ne peut se trouver que le Chabbath. (Midrach Rabba Berechith 11)
Mais le ‘Hamin prolonge ses sources bien au-delà de son aspect culinaire: Nos Sages ont insisté pour que l’on mange des plats chauds le Shabbat, s’opposant ainsi aux Caraïtes qui niaient l’authenticité de la loi orale. En interprétant à leur manière le verset: “Vous n’allumerez point de feu, dans toutes vos demeures, en ce jour du Chabbath” (Ex. 35: 3), les Caraïtes s’interdisaient tout feu dans leur maison et ne consommaient que de la nourriture froide le jour du Chabbath.
Mon épouse suggère une autre interprétation: Dans les temps les plus reculés, à des époques et lieux où l’on ne mangeait pas toujours à sa faim, la mère juive a déployé d’immenses efforts pour savoir comment rassasier sa famille le jour du Chabbath avec peu d’ingrédients: quelques pommes de terre, des féculents, un morceau de viande grasse dans un fait-tout qui mijote toute une nuit. Voici une recette nourrissante et … géniale pour oublier un tant soit peu la pauvreté.
Une anecdote: Il nous est arrivé d’inviter à notre table de Chabbath une dame de notre connaissance qui nous demanda si elle pouvait venir avec l’une de ses amies. Bien évidemment! Après le Kiddoush, cette amie me demanda pourquoi une marmite était posée sur la plaque chauffante. Je lui expliquais qu’elle mitonnerait quelques douze heures jusqu’au repas du lendemain, ce à quoi elle se montra très étonnée. Sa surprise éveilla en moi le pressentiment que notre deuxième invitée n’était pas juive. Vérification faite, je ne m’étais pas trompé …
Comme quoi la Tafina peut révéler l’identité des uns et des autres.
Shabbath Shalom,
Yaakov Lévi
Rav de la communauté A.T.R.I.D. (Arnona Hatse’ira, Jérusalem)