“Soudain, le Gaon sembla sortir de sa torpeur. Il se leva et se mit à nouveau à arpenter la pièce de long en large, comme je l’avais déjà vu faire par le passé. Il avait l’air de plus en plus agité. Puis, il se mit à crier, avec une extrême émotion : Quoi ! Tu n’aurais que 2 voies possibles : “beita” ou “ahishéna” ? N’y aurait-il pas une troisième voie ? Maitre du monde ! Tu dois t’en tenir à ta promesse, telle qu’elle est écrite et telle que le prophète Isaïe nous l’a transmise, dans son sens premier : “Moi l’Eternel beita ahishéna“, même si cela doit se faire beita, ce sera quand même ahishéna“!
Ce témoignage de Rabbi Hillel de Shaklov, l’un des proches disciples du Gaon de Vilna, demande bien entendu explication. Qu’est ce qui agite tant Rabbi Eliahou, le fameux Gaon en cette seconde moitié du 18eme siècle, dans la capitale lithuanienne ?
Le verset d’Isaïe auquel il se réfère, fait partie des promesses relatives aux temps messianiques. C’est avec lui que nous avons clos la lecture de la Haftara shabbat dernier : “le plus petit deviendra nombreux et le plus jeune une puissante nation ! Moi l’Eternel, lorsque le temps viendra (beita), je précipiterai les évènements (ahishéna)” (Isaïe 60, 22)
En analysant ce verset, les Sages du talmud (Sanhedrin 98a) s’interrogent : ” Rabbi Yeoshoua Ben Levi objecte : le verset semble contradictoire : si la gueula aura lieu lorsque le temps viendra, comment peut-elle est précipitée ? Et si elle est précipitée, c’est qu’elle se produit avant le temps prévu ?! Et de répondre : si le peuple est méritant, je précipiterais les évènements. S’il ne l’est pas, elle viendra en son temps”
Le Gaon de Vilna sait comme tout le monde juif que la Rédemption d’Israël peut arriver à tout moment si le peuple dans son ensemble opère un retour sincère vers Dieu. Mais il sait aussi qu’il existe un temps prévu pour la gueula, quel que soit le niveau spirituel du peuple ! La question avait été discutée sur cette même page talmudique: Shmouel avait rappelé que l’exil du peuple, c’est aussi une période de deuil pour Dieu lui-même. Or Dieu ne peut rester indéfiniment endeuillé. Le moment viendra inéluctablement où Il mettra fin à son deuil et enclenchera le processus de gueula (Voir Sanhedrin 97b et le commentaire de Rashi) ! Et lorsque rabbi Eliezer voulut soutenir que sans teshouva, il n’y a pas de gueula possible, il rencontra l’opposition farouche de Rabbi Yeoshoua. Finalement, conclut le Talmud, Rabbi Eliezer se tut et reconnut que la gueula viendra lorsque le moment aura sonné, avec ou sans teshouva.
Or le Gaon est (aussi) un kabbaliste. Et il persuadé que “le moment” approche. Ses calculs le lui confirment. C’est donc apparemment l’option “beita” qui sera la bonne. La gueula viendra au moment prévu. Dans ce cas, il s’agira d’un lent processus, pas à pas, petit à petit, “comme l’aube qui se lève progressivement après la nuit jusqu’au moment où le soleil brillera” ! Ce sera l’époque du messianisme de Joseph, la “jeune tribu” auquel fait allusion Isaïe dans ce même verset. Il s’agira alors, comme l’avait fait Joseph de sauver le peuple physiquement en lui redonnant son unité et sa force. Mais cette prise de conscience est loin de rassurer le Gaon. “Il était très inquiet’, nous rapporte Rabbi Hillel, dans son livre “Kol Hator” où il présente la pensée de son maitre concernant la prochaine rédemption. Il craint que les années que durera le processus ne soient fatales pour tous ceux qui n’auront pas le temps d’y prendre part. D’où l’extrême émotion rapportée plus haut : n’y aurait-il donc pas un moyen de faire accélérer les choses même si nous entrons dans l’époque du “temps prévu” ? N’est-il pas écrit : “lorsque le temps viendra, je précipiterai” ? Le Gaon de Vilna enseigne alors à ses élèves que cette troisième voie est possible. On peut précipiter les évènements même lorsque la gueula se fait en son temps. A condition de prendre des initiatives, que “le réveil vienne d’en bas”, que les hommes n’attendent pas passivement que Dieu fasse tout le travail. Il demande alors à ses élèves de donner l’exemple en montant en Israël et en participant à la reconstruction du pays. Ce sera la fameuse “alya des élèves du Gaon”, dont la première vague arrivera en 1808 à Tibériade, puis à Safed et enfin à Jérusalem. Le reste appartient à l’Histoire.
La mystique du Gaon de Vilna ne consistait pas uniquement à réfléchir sur la Rédemption d’Israël. Il pensait aussi que chaque juif pouvait trouver dans la Thora le verset qui lui correspondait. Le sien, par exemple, parlait de l’obligation pour un commerçant de posséder des mesures exactes afin de ne pas tromper l’acheteur (Devarim 25, 15). En effet, ce verset commence par les initiales de son nom. Il pensait aussi que les évènements historiques importants jusqu’à la fin des temps étaient consignés dans la Thora et que la date de l’évènement équivalait au numéro du verset ! Se basant sur cet enseignement, on s’aperçut plus tard que “son” verset était le 5557ème de la Thora, l’année de sa mort! Autre “coïncidence”, le verset qui annonce que “Moïse se mit en devoir d’expliquer la Thora” correspond à la naissance de Moïse Maïmonide, qui changea profondément notre manière de comprendre la Thora…
Or, nous lisons dans notre Parasha: “Et l’Eternel ton Dieu te ramènera au Pays de tes pères. Tu le possèderas à ton tour et il te rendra plus nombreux encore que ne le furent tes pères”. Ce verset qui parle du retour des exilés est le 5708eme de la Thora. Il correspond donc à l’année 1948, celle de la renaissance de l’Etat d’Israël. Tant il est vrai que les grands hommes poursuivent leur enseignement même après leur disparition….
Arrêtez-moi si je dis des bêtises…
Rav Elie Kling