Le soir du Séder est consacré au dialogue entre les parents et leurs enfants. Ceux-ci posent des questions et le père est tenu de les écouter attentivement et de répondre à chacun spécifiquement. À questions et sensibilités différentes, réponses différentes.
Quatre dialogues nous sont proposés dans la Haggada : avec le sage, le contestataire, le simple et le silencieux. Le père donne des leçons essentielles. C’est pourquoi nous sommes tous intéressés par son enseignement.
Le sage interroge :
« Que signifient les préceptes, les commandements et les lois qu’Hachem, notre Dieu, vous a prescrits ? » Aussi, instruis-le dans les préceptes de Pessa‘h, (dis-lui) qu’après l’agneau pascal, on ne doit manger aucun dessert.
L’enfant sage veut tout savoir et tout comprendre. Sa question dépasse les rites du Séder, il veut comprendre le pourquoi et le comment de tous « les préceptes, commandements et lois ».
Dieu enjoint au père de répondre complètement à la demande de son fils. Effectivement chacun est tenu d’avoir pour ambition d’étudier toute la Thora. C’est ainsi que le père enseignera à son fils toutes les lois du Séder, même la dernière et celle qui semble insignifiante : l’interdiction de prendre un dessert après avoir consommé l’agneau pascal.
Rien n’est plus beau que cette soif de connaître, mais ce n’est pas suffisant et l’enfant sage lui-même reçoit une leçon de morale.
Pourquoi ne doit-on rien goûter après avoir mangé l’agneau pascal ? Pour en conserver le goût dans sa bouche, enseignent nos Sages[1]. C’est-à-dire que la connaissance n’est pas suffisante, et qu’il faut vivre la sortie d’Égypte comme si on y était.
C’est ainsi que même « les Sages, les Anciens, ceux qui connaissent toute la Thora, doivent raconter la sortie d’Égypte toute la nuit ». Ils doivent s’émerveiller au récit des miracles comme des enfants. Et le goût de cette expérience doit leur rester dans la bouche ; même dans leurs études, ils doivent vibrer au rythme de l’histoire de leur peuple.
Que dit le méchant ?
« Quelle signification a pour vous cette cérémonie ? » pour vous, non pour lui. Comme il s’exclut de la communauté, il remet en question l’essentiel. Eh bien, toi aussi, agace-lui les dents et dis-lui : « C’est en vue de cela que Dieu a agi pour moi, lorsque je sortais d’Égypte ». Pour moi et non pour lui ; s’il avait été là-bas, il n’aurait pas été délivré.
Qui est méchant ? Celui qui « se sépare de la communauté », nous enseigne la Haggada. On peut poser toutes les questions; toutes les interrogations sont légitimes, mais ce qui est inacceptable, c’est de « s’exclure du peuple juif ». Le danger est la division du peuple entre « vous » et « moi », pieux et impies, achkénazes et séfarades, Israéliens et Juifs de la diaspora, ceux qui mangent telle cacherout et ceux qui mangent telle autre cacherout ; voilà le danger qu’il faut éviter à tout prix.
Mais celui qui tend l’oreille et écoute attentivement la question du méchant entend encore : quel est donc ce fardeau de mitzvot que vous traînez ?
Quel enfant extraordinaire ! Il sait qu’il ne s’agit pas simplement ce soir d’une magnifique fête de famille où l’on mange des plats délicieux et où l’on se remémore des histoires merveilleuses. C’est un sage caché : Pessa‘h, c’est l’entrée du peuple juif dans le monde des mitzvot. Il sait bien que Moïse ne demandait pas « Laisse partir mon peuple » mais exigeait au nom de Dieu[2] : « Laisse partir mon peuple pour qu’il Me serve ». Le méchant comprend la portée de cette journée, mais il refuse de l’assumer, c’est trop lourd, dit-il.
Comprends, lui répond son père : les mitzvot portent l’homme plutôt que lui ne les supporte. Celui qui les refuse ne sort pas d’Égypte. La guéoula, la fin de l’esclavage d’Égypte, c’est maintenant, à cette table, qu’elle se réalise. C’est dans la joie de fêter le Séder que je sors complètement d’Égypte. Aussi, toi qui vis cela comme un fardeau, tu es encore en Égypte, soumis à tes passions auxquelles tu ne sais échapper, passions qui déforment la réalité, peignant en rose une vie vide et rendant triste et grise une vie pleine de sens.
Que dit le simple ? « Qu’est-ce ? » Tu lui diras : « C’est avec une main puissante qu’Hachem nous a fait sortir d’Égypte, de la maison des esclaves. »
Le sage et le méchant ont en commun d’aller au-delà de ce qu’ils voient, le sage cherche à tout connaître et le méchant à tout contester. L’enfant simple, lui, ne s’étonne que des bizarreries qu’il voit cette nuit, ô combien différente des autres nuits, et ne sait que demander du bout des lèvres : qu’est-ce ?
Le père secoue son enfant et lui dit : c’est avec une main puissante que Dieu nous sortit d’Égypte. Certes, la main forte était nécessaire pour que les Égyptiens sachent que la sécurité qu’ils tiraient des bénédictions apportées par le Nil n’était que dangereuse illusion. L’Égypte est irriguée par le Nil qui lui offre régulièrement ses eaux, et les régions fertilisées par ce fleuve sont vertes comme un vaste « jardin ». Avec une bonne organisation, une administration impeccable, on peut répartir cette eau pour que chacun puisse tirer paisiblement subsistance de sa terre. Nul besoin de lutte féroce ou de courage indomptable pour venir au bout d’une nature déchaînée. C’est cette bénédiction dans laquelle baignait l’Égypte qui a été source de ses malheurs.
Malheureusement, les Hébreux eux-mêmes sont tombés dans le piège : bien souvent, tant que les hommes ont de quoi se nourrir, l’idée de révolte ne leur vient pas à l’esprit ; ils se complaisent dans l’esclavage pour autant que celui-ci soit doux. C’est ainsi que, dans les pays esclaves qu’étaient ceux de l’Europe de l’Est à l’époque de leur asservissement à l’Union soviétique, les révoltes ne se sont déclarées que lorsque l’augmentation exagérée des prix de la nourriture a remis en question la subsistance de chacun.
De même nos ancêtres ont-ils souvent regretté les courgettes mangées au bord du Nil.
Ne leur ressemblons-nous pas étrangement ? Ne préférons-nous pas le velouté de la douce France, aux larmes qu’il faut verser pour mériter son indépendance ? Et c’est ainsi que nous mettons notre argent, notre intelligence au service d’un pays qui n’est pas le nôtre. Nous préférons nous laisser vivre dans ce beau pays plutôt que d’affronter la dure réalité israélienne. Aussi notre père nous admoneste-t-il ce soir-là : Courage ! Volonté ! Détermination ! Choisis d’être libre dans ton pays !
Quant à celui qui ne sait même pas questionner, tu ouvriras toi-même la porte du dialogue, comme est dit : « En ce jour-là, tu raconteras à ton fils et tu lui diras, c’est pour cette cérémonie que Dieu t’a fait sortir d’Égypte. »
Cependant, le plus difficile, c’est de dialoguer avec celui qui ne veut pas poser de questions. Que faire ? Toi, tu ouvriras. » Toi, tu feras le premier pas. Si nos enfants ne viennent pas à nous, nous devons aller vers eux. Ceux qui sont loin de la table du Séder, nous devons aller les chercher ; nul n’a le droit d’oublier les oubliés. Développer les Talmudé Thora, ouvrir les écoles et les yéchivot, soutenir les mouvements de jeunesse, voilà ton devoir ; il s’agit d’un combat tous azimuts pour ramener ceux qui ne sont pas avec nous.
Mais curieusement, les Maîtres de la Haggada ne s’adressent pas au père. Ils ne disent pas ata, « toi » au masculin, mais ils disent ate, « toi » au féminin. C’est, nous enseignent les commentateurs, parce que dans l’éducation, le rôle de la mère est essentiel : la maison sera ce que la mère est ; l’épouse est l’âme du foyer, sa néchama ; Beito zou ichto, sa maison, c’est son épouse, enseignent nos Sages[3]. Si formellement, la mère n’a pas l’obligation d’enseigner ni d’étudier, c’est parce que son rôle réside dans ce qui est profond et caché, ce qui échappe aux lois, mais qui leur est supérieur car il en est la source.
La mitzva la plus connue des femmes est l’allumage des lumières du Chabbat. La lumière est synonyme de la Thora et c’est ainsi grâce aux mères qu’il peut y avoir de la Thora dans une maison. « Celui qui fait attention à la mitzva de l’allumage des bougies aura des enfants qui étudieront la Thora. »
L’étude des enfants dépend de la lumière que la mère aura su allumer dans leur cœur. L’étude du sage, c’est son mérite à elle.
[1] Pessa‘him 120a.
[2] Exode vii, 26.
[3] Yoma 2a.
Extrait de l’ouvrage ”A la Table de Shabbat” par Rav Shaoul David Botschko