Rav Avraham Yaakov Fridman, le célèbre Admour de Sadigora, était déjà connu lorsqu’il résidait à Vienne. Ce qui, hélas, ne lui apporta pas que des satisfactions. En effet, lorsque les nazis entrèrent en Autriche et afin d’humilier le rabbin qu’il était, c’est lui qu’ils forcèrent à balayer les rues de la ville. C’est alors qu’il murmura, le balai entre les mains: “Maître du monde, fasse qu’un jour je puisse balayer les rues d’Erets Israël”. Mais les nazis n’en avaient pas fini avec lui. Ils l’obligèrent ensuite à aller planter le drapeau à croix gammée au sommet de l’un des plus hauts bâtiments de la ville. Il rajouta alors: “Maître du monde, fasse qu’un jour je puisse planter haut le drapeau d’Israël en Erets Israël “. Lorsqu’il eut le mérite d’échapper au massacre et de gagner les rivages de la Terre Promise, il prit l’habitude chaque année à Yom Haatsmaout d’accrocher le drapeau juif à sa fenêtre et sur le toit de son bâtiment avant d’aller réciter le Hallel et de participer aux réjouissances organisées à la grande synagogue de Tel Aviv. Ceux parmi ses élèves qui se levaient tôt, pouvaient le voir ce jour-là balayer sa propre rue, le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, empli de reconnaissance envers Celui qui avait exaucé sa prière.
La reconnaissance, la “hakarat hatov”, c’est aussi semble-t-il , ce qui poussait Rav Yossef Kahanman, l’élève du Hafets Haïm, à placer chaque année le drapeau juif sur le toit de la fameuse Yéchiva de Poniowitz à Bné Brak dont il était à la fois le fondateur et le dirigeant (au grand dam parfois de certains de ses collègues et élèves qui ne comprenaient pas cette marque de solidarité envers un Etat dirigé par des Juifs qui n’avaient pas tous obligatoirement la même perception du judaïsme que lui…).
Mais cette capacité de gratitude n’est pas seulement le fondement élémentaire de tout comportement moral. Elle constitue également l’une des bases même de notre Emouna, ainsi que l’indiquent de nombreux versets, tel celui-ci, tiré de Devarim, 8: ” De peur que tu ne manges à en être rassasié, que tu construises des maisons et que tu y résides, que tu développes ton cheptel, ton or, ton argent et tes biens, puis, le cœur hautain, que tu oublies l’Eternel ton Dieu, qui t’as pourtant fait sortir d’Egypte, ce foyer d’esclavage”.
Oui, comment oublier que hier encore l’Europe se transformait pour nos parents et nos grands-parents en un gigantesque foyer d’esclavage dans lequel ils furent enfermés avant que ne leur soit appliquée ce qui était censée être la solution finale conçue par des Egyptiens modernes qui parlaient allemand et dont les complices parlaient l’ukrainien, le russe, le polonais, le français ou l’anglais?
Comment ne pas remercier Dieu d’avoir donné aux rescapés la volonté de puiser en eux la force de nous relever littéralement de nos cendres?
Comment ne pas le remercier de nous avoir permis de bâtir des maisons, des villages et des villes que nous envient aujourd’hui nos voisins, jaloux de ne pas avoir réussi en 6 siècles à obtenir de cette terre le millième de ce que nous avons su réaliser en 6 décennies?
Comment ne pas réciter pour lui le Hallel alors que ce petit Etat, si petit que la simple inscription sur la carte du globe des 6 lettres qui composent son nom déborde largement les limites de ses frontières, est entouré de centaines de millions d’ennemis qui ne rêvent que de sa destruction depuis que le monde assista à sa miraculeuse résurrection par un beau jour de printemps de l’an 5708 et qui tentèrent 10 fois de le rayer de la carte?
Comment ne pas voir l’incroyable rassemblement de ces millions d’exilés revenus de 70 pays et parlant 70 langues, attirés vers cette terre comme par un aimant sans même un Moïse pour leur indiquer le chemin? Que dirait mon grand-père , revenant à la vie, si je lui apprenais que mon fils qui porte son nom a épousé la fille d’exilés revenus d’Angleterre, que ma fille a épousé l’enfant d’exilés revenus du Maroc et qu’une autre de mes filles s’est mariée avec le fils d’un Juif de retour du Yémen? Et que tous habitent sur la terre du roi David et de Rabbi Akiba et parlent admirablement bien leur langue?
Comment comprendre ceux parmi nous qui, manquant de la plus élémentaire des gratitudes, se refusent toujours à remercier le Ciel, vexés sans doute que Celui-ci ait décidé de rassembler son peuple et de faire revivre sa terre, sans leur avoir au préalable demandé de quelle manière Il devait, selon eux, s’y prendre? Qui oserait dicter à Celui qui dirige l’Univers comment enclencher le processus de la Rédemption d’Israël ?
Comment rester indifférent devant la réalisation quotidienne des plus audacieuses des prophéties bibliques? Comment ne pas pleurer d’émotion en relisant les versets d’Ezéchiel : ” Je repeuplerai les villes et les ruines seront rebâties, ce sol dévasté sera cultivé et n’offrira plus l’image de la désolation aux yeux des passants. On dira: regardez cette terre dévastée est devenue un paradis! Ces villes ruinées, dépeuplées, écroulées, les voici fortifiées et habitées! Et les nations reconnaîtront que c’est Moi, l’Eternel, qui ai rebâti les décombres, replanté le sol dévasté, Moi qui l’avais annoncé et Moi qui l’ai accompli!” (36, 33 à 36)
Comment ne pas se frotter les yeux à l’heure de la ballade chabbatique à Jérusalem en se souvenant des antiques paroles de Zekharia (8, 4 et 5): “Ainsi parle Dieu Tsevaot : les vieillards et les femmes âgées s’assiéront à nouveau dans les rues de Jérusalem, leur canne à la main, et les rues se rempliront des cris des petits garçons et des petites filles jouant devant eux!”
Le 5 iyar, nous célébrons la fête de la fidélité. Fidélité d’un peuple qui n’a jamais renoncé à sa terre, résistant à la tentation de l’oubli comme à celle du désespoir. Fidélité d’une terre qui, attendant patiemment le retour de ses enfants, lui a toujours réservé ses arbres, ses fleurs et ses fruits. Enfin, fidélité d’un Dieu qui jamais n’oublia Sa promesse, ainsi résumée par nos Sages dans le traité talmudique de Sanhedrin (98,a):
“Il n’existe pas de signe plus évident que la fin de l’Exil a sonné que lorsque vous verrez la terre d’Israël redonner ses fruits, ainsi qu’il est écrit: ‘ et vous, montagnes d’Israël, donnez vos branches et portez vos fruits pour mon peuple Israël sur la route du Retour!”
“Béni soit le nom de celui qui nous a fait vivre, qui nous a maintenus et nous a fait atteindre ce moment!”
Arrêtez-moi si je dis des bêtises!
Rav Elie Kling