“C’est difficile d’être l’aîné survivant”
A l’occasion des 30 jours du Grand Rabbin Sitruk, Le p’tit Hebdo donne la parole à son frère, Sion Sitruk
Propos recueillis par Avraham Azoulay et Tal Cohen
Sion Sitruk est l’aîné de la famille, le grand frère de la fratrie. Le mois dernier, avec la disparition du Grand Rabbin de France, il enterrait pour la deuxième fois un frère plus jeune que lui. Il lui reste ses deux sœurs. Au lendemain des obsèques, le père d’Olivier Sitruk – lui-même venu pour l’enterrement – déclarait : “Aujourd’hui, c’est une mauvaise journée pour moi. Hier, j’ai tenu le coup, tout s’était passé de façon supportable, mais je savais que cela allait craquer. C’est une journée de tristesse.” Rencontre avec un frère brisé.
Vous avez accompagné votre frère pendant sa maladie ?
Mon privilège, c’est que j’étais son frère aîné. Et que même si je n’évolue pas dans un environnement religieux, comme tous nos autres sœurs et frères, nous avions un immense respect l’un pour l’autre.
Il se confiait à vous ?
Tout le temps. Je pense que j’étais celui à qui il parlait le plus des problèmes de la vie, car les problèmes spirituels n’étaient pas de mon ressort. Les problèmes de la vie, ce sont les enfants, les petits-enfants, et dans ce domaine-là, il ne peut pas ne pas y avoir d’incidents, en particulier d’incidents médicaux.
Vous étiez son ami ?
Ce serait beaucoup dire, il en avait tellement d’autres. Mais sur le plan médical, il se confiait à moi en premier lieu. Cela a commencé avec l’enfant qu’il a perdu, quand il était Grand Rabbin de Strasbourg. Un enfant né avec une malformation cardiaque, ce qu’on appelait autrefois les enfants bleus, qui ne pouvait pas s’oxygéner. Aujourd’hui on les guérit, mais à l’époque, il fallait des moyens palliatifs pour pouvoir les faire survivre. L’enfant est décédé juste après sa mila, à l’âge de 6 mois, sans qu’il n’y ait aucun lien entre les deux.
Comme j’étais pédiatre, dès qu’il y avait un problème avec les enfants, il m’en faisait part. Son épouse est une adepte totale de l’homéopathie, elle a d’ailleurs une pharmacie impressionnante, et possède beaucoup de connaissance et de bon sens. Je ne partageais pas ces préceptes, j’étais l’allopathe pervers, mais elle ne prenait pas d’initiative sans m’en parler. Nous étions en contact médical téléphonique permanent.
Vous êtes une famille unie ?
Quand il a quitté Strasbourg pour devenir Grand Rabbin de Marseille, je finissais mon clinicat. Il est arrivé juste au moment où je partais pour occuper un poste hospitalier dans le Var, nous n’étions pas loin. Mais nos liens n’avaient rien à voir avec la distance qui nous séparait. Nous étions 5 enfants élevés dans un cocon, nous avons reçu une éducation qui ne consistait pas à nous faire la leçon, n’avons jamais entendu mon père disputer l’un d’entre nous, n’avons jamais entendu d’ordre impératif de la part de ma mère. Tout se passait dans la douceur, la tendresse. Nous étions surcouvés par une vraie mère juive tunisienne. Ils nous ont transmis cela et par osmose, nous avons fait pareil avec nos enfants.
Quel genre de père était le Grand Rabbin de France ?
Il n’était pas un plaideur de cause. Grâce à son aura, il n’avait pas besoin de plaider, de convaincre, cela se faisait de façon naturelle, c’était dans l’ordre des choses. Il était attachant, il était amour, il était tendresse. Il était passionnel, il était convaincu. Il avait à la fois la foi et la confiance, ce qui est complémentaire. Un enfant, c’est comme un supermarché : tu prends ton caddy, tu rentres, tu mets ce que tu veux dedans, et à la sortie, tu paies. L’enfant devient ce que tu le rends, ce que tu lui donnes. Avec une personnalité aussi forte et aussi attachante que celle de mon frère Jo, tu ne peux que suivre. Il ne prodiguait pas des conseils, ce qu’il disait, c’était une évidence.
C’est le deuxième frère que vous enterrez…
Le plus difficile, c’est d’être l’aîné survivant. J’avais deux frères plus jeunes qui sont partis avant moi. Peut-être que la médecine m’a aidé à prendre un peu plus soin de moi. Mais je fume. Ma grand-mère disait : “Si tu enlèves tout le mauvais, il ne reste plus rien de bon”.
Le Grand Rabbin de France était-il misogyne ?
Jo, c’était le charme par excellence. Chacun de ses auditoires comptait une majorité de femmes. Par ailleurs, il n’a pas donné une seule conférence où il n’y avait pas 2 000 personnes. Depuis toujours, il savait parler aux femmes. Il a toujours considéré la femme à la place que la Torah lui réserve, et il s’est employé à mettre cette place en exergue par rapport à tout ce que la femme représente dans la vie de l’homme, dans la vie de l’humain. La femme, c’est la vie, c’est la noblesse. L’homme est d’origine minérale, la femme, d’origine organique.
Quel couple formait-il avec Danielle ?
Un couple idéal, comme on peut le rêver. Il y avait entre eux une complémentarité phénoménale. Danielle a eu une influence énorme sur sa vie. Grâce à elle, il a eu la vie dont il a rêvé, la vie qu’il avait choisie. Il n’y a que sa fin qu’il n’ait pas choisie. Danielle, qui vient d’une famille orthodoxe, s’est consacrée à la Torah, à son mari, à ses enfants.
Est-ce que Danielle pourrait venir en Israël ?
Elle avait affiché une pancarte dans la cuisine de leur maison de Neuilly, sur laquelle était inscrit ‘A vendre’. C’était bien sûr plus une boutade, mais cela a toujours fait partie de son désir profond de venir vivre en Israël. Et aujourd’hui, beaucoup de ses enfants y habitent. Mais elle a aussi des choses à faire en France. Je ne sais pas si l’aliyah fait partie de ses projets.
Qu’est-ce qui va le plus vous manquer ?
Tout. Et pourtant, on s’est toujours croisés depuis qu’on a quitté le giron familial. Après avoir fait Math Sup/Math Spé, il se destinait à des études d’ingénieur, il a toujours été d’une intelligence hors-du-commun, puis il est parti pour le séminaire. Il s’est mis à soigner les âmes et moi je m’intéressais aux corps. Tout ce qu’il a touché, il l’a toujours bien fait. Adolescent, il était par exemple un gardien de but étonnant. Il aurait pu être un grand footballeur. Tout ce qu’il touchait était grand. C’est un homme irremplaçable qui est parti. On dit que les cimetières en sont pleins, mais certains sont vraiment au-delà.
Magnifique témoignage.
Je pense à vous formidable docteur à qui je confiais mon bébé les yeux fermés.
Je n’oublierais jamais le jour où vs m’avez demandé la permission de me faire 1 bise pour me remercier de la façon dont je m’occupais de mon enfant