Tous les matins nous prononçons- bien souvent sans trop y penser- la bénédiction : Béni sois- Tu, Maitre du monde- qui rend les aveugles voyants. A bien y réfléchir, cette bénédiction est étrange, car elle s’applique aussi bien aux voyants qu’aux aveugles. Se pourrait-il que la vision pour laquelle nous sollicitons le secours divin ne soit pas celle qui se produit naturellement lorsque nous nous éveillons à la lumière du jour ? Se pourrait-il qu’il ne suffit pas de soulever les paupières- quoi de plus simple ?- pour voir ce que le jour qui se lève nous réserve ? Se pourrait-il que la lumière du jour ne soit pas celle pour laquelle nous adressons notre prière matinale ?
Le Talmud (Berachot 9 b) nous donne un premier indice susceptible de nous éclairer (c’est le cas de le dire !). A la question posée par la Michna : à partir de quand lit-on les versets du Chema le matin ? Rabbi Meir répond : dès que l’on peut distinguer un chien d’un loup. Rabbi Akiva dit : un âne d’une mule. D’autres disent : dès que l’on peut reconnaitre une personne à une distance de quatre coudées.
Ces trois opinions sont peut-être plus proches qu’il ne semble. Toutes trois s’abstiennent de donner pour signe la lumière naturelle et se réfèrent à la distinction entre deux animaux d’aspect semblable ou à la reconnaissance d’un être humain aperçu à l’horizon. La langue française emploie souvent le mot chien comme métaphore pour désigner un être humain. Ainsi « se regarder en chien de faïence » signifie échanger des regards méfiants. Il peut arriver qu’un homme soit cruel comme un loup ou entêté comme une mule. A l’inverse, un homme peut en venir à envier le sort d’un chien. Ainsi Primo Levi décrit dans ses souvenirs de déportation (« Si c’est un homme » p.54) le moment redouté où les détenus sont chassés de leur baraque en pleine bourrasque de neige et l’un d’eux dit : « Si j’avais un chien, je ne le chasse pas dehors ! ».
Sommes-nous toujours capables de distinguer l’homme de l’animal ? Parfois les animaux sont mieux traités que les humains, surtout s’il s’agit d’étrangers dont le faciès ne « nous revient pas». On les chasse alors « comme des chiens » ou même pire. Emmanuel Levinas rappelle dans « Difficile liberté» (p.215) que les civils allemands qui, dit-il, « parfois levaient les yeux sur nous, nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes. »
Il y a donc regard et regard : celui qui voit sans voir, même en plein jour et celui qui voit vraiment, même « entre chien loup», dans les crépuscules de l’histoire humaine, lorsque l’homme traque l’homme, son prochain. L’ingénieur chimiste allemand qui interrogea Primo Levi dans le camp sur ses connaissances en chimie sans se soucier le moins du monde de son état pitoyable, le regarda sans le voir. «Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme, et si je pouvais expliquer la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium, entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du troisième Reich. »
L’autre regard, celui pour lequel nous bénissons le Créateur, est celui qui sait reconnaitre autrui, quelle que soit son apparence, et ainsi permet de prononcer le Chema qui proclame l’unité divine.
Ce regard est celui que porta Abraham sur les trois étrangers venus du désert sous un soleil aveuglant.
« Et il leva les yeux et il vit et voici, trois hommes se tenaient devant lui, et il vit et courut à leur rencontre». Pourquoi, demande Rachi, est-il dit deux fois « il vit » ? Et il répond : la première fois, au sens littéral, et la seconde fois au sens de : il comprit. Abraham comprit que les étrangers ne voulaient pas l’importuner, alors qu’il scrutait l’horizon dans l’espoir d’être importuné. C’est ce regard que les Sages nomment « le bon œil ».
Savons-nous voir comme Abraham qui ne questionna pas les étrangers sur leur identité mais courut à leur rencontre et leur prépara un repas fastueux ? L’hospitalité- en hébreu l’accueil du visage, קבלת פנים – est plus grande que l’accueil de la Présence divine .Et le Maharal de Prague de commenter : le visage divin est invisible alors que le visage humain sollicite notre regard. Mais savons-nous, voulons-nous voir, nous, les enfants d’Abraham ? Sommes-nous encore attentifs à l’appel des visages qui nous importunent ?
Rav Daniel Epstein