Yom Hazikaron, journée particulière en Israël consacrée au souvenir des soldats tombés pendant les guerres d’Israël et aux victimes du terrorisme, cette année, à l’ombre du Corona, ne sera malheureusement pas comme les autres : les visites au cimetière des familles, des amis, voire de simples citoyens israéliens ne pourront pas avoir lieu.
L’atmosphère si spéciale, qu’aucun « Zoom »ne peut vraiment reproduire en ce jour se trouve « confinée » dans le seul souvenir des années précédentes. Puis-je me permettre de partager ici mon souvenir personnel d’une visite au Mont Herzl, il y a quelques années, celui d’un simple citoyen israélien et d’un Juif monté en Israël il y a vingt-huit ans ?
Pour la première fois depuis notre Alyah, j’avais alors décidé de me rendre au cimetière militaire du Mont Herzl. La veille, j’avais surpris une conversation de couloir à mon travail. « Que fais-tu demain ? » demandait un collègue à un autre ; ce dernier répondit sans attendre : « Comme chaque année, je me rends sur la tombe de vieux camarades tombés à la guerre de Kippour ».
Je ne connais personnellement quant à moi aucun soldat tombé à la guerre, mais je me suis trouvé pris par l’envie de m’unifier avec la douleur de tant de Juifs en Eretz-Israël. Marchant en direction de l’entrée du cimetière, une sorte de crainte sacrée – ‘haradat kodech – m’assaillit. J’ai en tête cette fameuse anecdote à propos de Rav Shlomo-Zalman Auerbach qui aurait invectivé l’un de ses élèves lui demandant l’autorisation de s’absenter pour se rendre sur la tombe des tsaddikim dans le Nord d’Israël : « Pourquoi dois-tu partir si loin ? Des milliers de tombes de tsaddikim – tous ces soldats qui ont sacrifié leur vie pour Israël – ne sont-elles pas érigées ici, au Mont Herzl, juste en face de la yéchiva ? ».
Juste à l’entrée, je rencontre par hasard un de mes amis israéliens de longue date qui se fait un devoir chaque année de faire un avec les familles frappées par le « Chkhol » : un mot qui n’a pas d’équivalent en français pour désigner les parents qui ont perdu leur enfant. Et je prends vite conscience que de nombreuses personnes sont là pour la même raison que moi.
L’ensemble de la visite, je la ferai avec mon ami israélien qui me prévient cependant dès le début : aucun guide n’est vraiment nécessaire. La lecture de chaque matséva parle d’elle-même – les tombes militaires sont d’ailleurs, pour la plupart, d’une stricte uniformité, intentionnelle et calculée : le prénom et le nom du soldat, ceux du père et de la mère, la date et le lieu de naissance, les circonstances et l’endroit où il est tombé, avec son grade et son numéro personnel. Autre fait sublime : certaines tombes sont celles de vieux généraux qui, bien qu’ils ne soient pas tombés au combat, ont exprimé le souhait, l’heure venue, d’être enterrés à côté de leurs soldats. C’est ainsi qu’au hasard d’un détour, je discerne la matzéva du général Ouzi Narkiss, décédé à l’âge de 73 ans, héros de la libération de Jérusalem en 1967… Sa vie, son histoire sont un véritable monument, mais sa pierre tombale est là, criante de simplicité, fondue au milieu de tant d’autres.
Ce parcours tout au long du cimetière rappelle l’histoire de toutes les guerres d’Israël depuis sa création jusqu’à malheureusement aujourd’hui, et les souffrances subies par tous ceux qui ont perdu un être cher. Çà et là, des gens regroupés en nombre parfois impressionnant se réunissent autour d’une tombe, priant ou évoquant leurs souvenirs. Une veuve courageuse raconte le récit de son mari ; ailleurs un vieil homme, interviewé et filmé par un jeune, détaille le récit de la bataille de Givat Shaul en 1948, la voix étranglée. En face de lui la tombe de son oncle tué au dernier moment par les balles d’un franc-tireur arabe après que la victoire eut été déjà été assurée. Pratiquement tout au long de notre trajet, le même tableau de cette rencontre entre les générations, l’une avec sa soif de partager et de transmettre, l’autre avec celle de revivre un passé qu’ils n’ont pas connu et d’y trouver une source de vie pour le présent et pour le futur. Nous nous arrêtons devant le carré de Gouch Etsion, avec le carré des fameux 35 (lamed hé) combattants tués par les Arabes lors de la bataille juste avant la Déclaration d’Indépendance. Plus loin, encore plus difficile à soutenir, « un tombeau des frères », celui des restes des juifs massacrés au kibboutz Kfar Etsion dont les corps ou ce qui en demeurait sont restés abandonnés, pendant plus d’un an et demi et amenés à leur dernière demeure sans pouvoir être identifiés. Une plaque pour chaque nom, un monde en soi. Je note une feuille à côté de l’une d’entre elles retraçant une courte vie de 19 ans. L’auteur de cette feuille ? Le petit-fils de sa sœur qui tient à perpétuer sa mémoire ! Plus loin encore, je surprends une conversation entre un jeune et une personne âgée qui, semble-t-il, ne parvient pas à quitter l’endroit. « Hag Saméa’h, joyeuse fête ! », souhaite le jeune. Mais son interlocuteur s’entête : « Non, il ne faut pas dire ‘joyeuse fête’ avant ce soir à la tombée de la nuit ». Et de s’entendre répondre : « Mon bon monsieur, nous avons néanmoins le devoir d’être joyeux, tous ceux-là n’ont-ils pas sacrifié leurs vies pour que nous puissions nous réjouir dans notre pays ? ».
Il est surprenant de constater que chaque tombe sans exception a bien été systématiquement visitée, là un drapeau, là un mot, parfois un appel à témoignage, là une fleur ou encore une veilleuse allumée. Non pas forcément par les familles, mais par « des gens du peuple », par une multitude de personnes anonymes et de jeunes volontaires qui tiennent simplement à démontrer qu’en dépit de tout, Od Avinou Haï, Am Israël ‘Haï, le peuple d’Israël est bien vivant sur sa terre et que Notre Père est bien vivant.
Un passage de la Bible qui me vint alors à l’esprit relate la venue du prophète Élicha à Jéricho. Alors qu’il se souciait de la situation des habitants, ces derniers lui affirmèrent (Rois II, 2 ; 19) : « Le séjour de cette ville est agréable, comme mon seigneur le voit; mais l’eau y est malsaine et le sol meurtrier » (le terme pour ‘meurtrier’ en hébreu est ‘méchakélet’, soit, précisément, de la racine de chékhol…). Le Talmud (Sota 47a) pose alors la question, une question qui résonne tant d’actualité aujourd’hui… : « Si l’eau est malsaine et cause au sol d’être meurtrier, comment les habitants peuvent-ils prétendre que ‘le séjour de la ville est agréable’ » ?! Et de répondre que l’endroit où ils séjournent demeure cher à leurs yeux en dépit de toutes les vicissitudes …
Telle est sans doute la plus belle impression qui se grave en moi après cette visite ; non, il ne s’agit en rien d’une quelconque complaisance lugubre à se lamenter sur les disparus et sur le passé, mais bien, malgré toutes les difficultés, un regard plein d’espoir tourné vers l’avenir, regard mêlé de reconnaissance envers D-ieu pour la beauté de notre peuple et du pays qu‘Il nous a légué. Et pour notre bonheur d’y vivre, envers et contre tout.