Article publié pour Mosaïques
Au cours de la grande rafle de la Région de Lyon le 26 août 1942, une exceptionnelle action collective de sauvetage d’enfants juifs s’est déroulée à Vénissieux. Valérie Portheret, historienne et auteure du livre « Vous n’aurez pas les enfants » (Ed. XO), est partie à la recherche de ces 108 enfants durant 25 ans et a pu en retrouver 90.
Qu’est-ce qui a animé cette femme dans cette quête ? Quel est le moteur de cette obstination ? Elle nous donne une leçon d’humanité, une leçon de vie tout simplement.
C’est en visitant un château dans la Drôme, à Peyrins, en 1993, que tout a démarré pour Valérie Portheret, alors jeune étudiante en histoire.
En feuilletant le carnet d’entrée et de sortie des enfants accueillis dans ce lieu pendant la guerre, son regard fut attiré par un détail : des petits « V » ajoutés au crayon à papier devant une dizaine de noms. Que signifiaient-ils ? On lui répondit qu’il s’agissait probablement des enfants juifs cachés au château sous une fausse identité à la suite de leur sauvetage dans un camp situé dans la banlieue de Lyon, à Vénissieux. V comme Vénissieux.
C’est ainsi qu’elle apprend qu’ont été rassemblés, en attente du « triage », 1 016 Juifs étrangers raflés le 26 août 1942 sur ordre de Vichy.
En septembre 1942, la population, choquée par cette grande rafle, apprend le refus déterminé du cardinal Gerlier, primat des Gaules, de rendre les enfants exfiltrés du camp de Vénissieux aux autorités qui les réclamaient. « Vous n’aurez pas les enfants », proclamaient les tracts distribués par les réseaux de résistance dans les rues de Lyon. Selon maître Klarsfeld, ce revirement a contraint Vichy à freiner sa coopération massive et à refuser le programme d’octobre de livraison des Juifs à l’occupant nazi. C’est la dimension nationale mais également européenne de cette affaire de Vénissieux.
Grâce à Valérie Portheret, dix sauveteurs inconnus du village de Saint-Sauveur-de-Montagut en Ardèche qui ont caché des enfants exfiltrés de Vénissieux, ont été nommés récemment « Juste parmi les Nations ».
En 1994, lorsque Valérie commence ses recherches sur l’histoire de ce sauvetage, on était encore loin des thématiques étudiées par les historiens de la Shoah. Cette affaire dite de Vénissieux devait honorer le comportement d’une grande majorité du peuple de France sous l’Occupation.
Maître Klarsfeld a été le premier en France à attirer l’attention sur ce pan de l’histoire de la France de l’Occupation. En redonnant une identité aux Juifs exterminés, il a mis en évidence le fait que les trois-quarts de la population juive restante avaient survécu en France.
Le discours du Président Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, puis celui du 18 janvier 2007, prononcé à l’occasion de la cérémonie au Panthéon en l’honneur des Justes de France, ont mis l’accent sur l’aide apportée par les non-Juifs au sauvetage des Juifs en France pendant la Shoah.
En 2016, Valérie Portheret a soutenu une thèse de doctorat sur le sauvetage des enfants de Vénissieux. Par ce travail historique, pour beaucoup des enfants sauvés et des enfants des sauveteurs, témoigner à visage découvert a été une façon de mener un combat, une résistance contre le négationnisme. C’est aussi le reflet d’une résilience et une voix contre l’oubli de ce que les leurs ont subi, la déportation et la mort par gazage pour une grande majorité, tout autant qu’un hommage rendu à tout un cercle de gens vertueux, sans lesquels ils ne seraient pas présents aujourd’hui pour nous en parler.
Propos recueillis par Béatrice Nakache
Valérie Portheret, en terme de génération vous n’êtes pas liée de près au drame de la Shoah, vous n’êtes pas juive, êtes-vous un cas rare à vous être penchée sur la question en 1993 ?
Quand j’ai commencé il y a 25 ans sur la région Rhône-Alpes nous étions trois étudiantes en soutenance de thèse, à traiter de la question du sauvetage des enfants. J’étais la seule non-juive.
En fait, j’ai appris bien longtemps après avoir choisi mon sujet qu’une de mes tantes maternelles avait été nommée « Juste parmi les nations ». Je porte un intérêt depuis toute petite pour l’enfance en général. À l’époque, des commerciaux de chez Bordas passaient dans les maisons et mon père achetait tous les livres concernant le procès de Nuremberg. J’avais alors été interloquée en parcourant les photos des grands criminels nazis.
Après avoir fait droit, j’ai intégré la faculté d’histoire et ai croisé dans mon parcours un très bon enseignant qui m’a fait découvrir la seconde guerre mondiale sous un autre angle. Au moment de la maîtrise, j’ai tout de suite voulu trouver un sujet inédit sur la question des enfants pendant la guerre.
Lors de mes recherches, je me suis rendue au CHRD (Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation du Musée de Lyon) et j’ai rencontré Sabine Zeitoun qui avait soutenu une thèse de doctorat sur l’OSE. J’entends parler à ce moment-là d’une petite association d’enfants cachés qui venait de s’ouvrir.
C’est ainsi qu’un château qui avait hébergé des enfants à cette période a été évoqué. Je me suis immédiatement engagée sur cette piste.
Trois jours après la visite de ce château, à une réunion de la Licra, je rencontre René Douzou, un résistant qui avait fait passer des Juifs en Suisse et publié un fascicule intitulé « les enfants ne partiront pas », dédié à ce sauvetage. Il m’a mis en lien avec une enfant qu’il avait sauvée. Ainsi a commencé mon enquête.
Toutes ces recherches et ces rencontres avec les témoins de cette période sur 25 ans, ont-elles été difficiles parfois pour vous psychologiquement ?
Dernièrement, en effet, après tant d’années de recherche, j’ai fini par retrouver Eva Stein et ce fut particulièrement émouvant. Au moment de la rencontre, du premier coup de fil, alors que « l’enfant caché » évoque la douloureuse séparation d’avec ses parents, c’est assez difficile pour moi.
Quel enseignement tirez-vous de cette longue enquête ?
Ce sujet intègre deux aspects contrastés de la période de l’Occupation : la face noire avec la politique de l’État français d’un côté, la face lumineuse avec une multitude de Français qui, en prenant le contrepied de la politique du régime de Vichy, ont sauvé les enfants et, par-là, l’honneur de la France. Ce sujet passionnant permet d’expliquer les propos de Serge Klarsfeld selon lequel les 3/4 des juifs de France ont été sauvés. On s’aperçoit comment en 50 ans il y a eu des réseaux, il y a eu de l’entraide, ce sauvetage, et tous ces groupes français qui, partout, ont tendu la main.
Il y a eu le sauvetage à l’intérieur du camp de Vénissieux, et ensuite encore deux années de guerre, et c’est là que les amitiés chrétiennes, les œuvres protestantes, en partenariat avec l’OSE, y ont participé, au péril de leur vie, en plaçant les enfants dans un milieu non-juif ou à l’étranger pour leur donner une chance de survie.
C’est donc un récit qui permet de mettre en évidence cette résistance civile non armée, à l’intérieur du camp et même après, qui s’est faite par l’intelligence, par la connaissance de ce qu’était le nazisme. On avait eu une défaite militaire, en n’aidant pas les Juifs à s’en sortir, on allait également vers une défaite morale énorme.
Après avoir approfondi ce sujet lié à la Shoah, comment appréhendez-vous cette ambiance tendue qui règne dans le monde autour de l’antisémitisme ?
Une des solutions est de propager les bonnes actions qui ont été faites par ces justes. C’est un beau témoignage pour connaître à la fois les conséquences de l’antisémitisme, la toile de fond étant Auschwitz, et un combat qui doit continuer. Quand on voit la photo de la petite fille sur la couverture, on comprend…
Quand vous avez commencé vos recherches, vous n’imaginiez pas que cela prendrait autant de temps, presque une vie ?
Non car déjà en 92 on cherchait à me décourager de retrouver les preuves du sauvetage, et c’est en 2003 que j’ai retrouvé 82 actes de délégations de paternité signés par les parents au camp de Vénissieux, dans la nuit du 28 au 29 aout 1942. On imagine cette nuit de cauchemar pour ces mères et ces pères qui ont renoncé à leurs enfants afin de les sauver. Mais c’était là le seul moyen, le seul subterfuge pour leur éviter la déportation vers Drancy puis Auschwitz.
Ce qui a donné un nouveau souffle à ma recherche a été l’ouverture d’un certain nombre d’archives, mais surtout l’accès à l’outil informatique qui m’a permis de me connecter plus facilement avec les enfants qui était disséminés à travers le monde.
Quelles sont les rencontres les plus marquantes que vous ayez faites ?
J’ai retrouvé un seul adulte sauvé, et ça a été formidable. C’est Justus, je l’ai rencontré à New York le jour de ses 93 ans. Il a simulé une crise de péritonite au camp de Vénissieux, et ce qu’il ne savait pas c’est que le médecin qui était en face de lui était un résistant qui a profité de cette simulation pour le faire sortir du camp en ambulance.
Du côté des enfants, j’ai beaucoup de mal à vous répondre car j’ai créé des liens forts avec chaque enfant que j’ai rencontré. D’une part on a travaillé ensemble pour retrouver leurs parents, et puis ce sont devenus des amis. Ensemble, main dans la main, nous avons progressé sur le terrain de leur histoire personnelle mais aussi de cette histoire globale, emblématique et unique du plus grand sauvetage d’adultes et d’enfants jamais opéré dans un camp au cours de la Shoah en France.
Parfois je me suis trouvée aussi avec un enfant sauvé, au dernier souffle de sa vie…
J’ai également retrouvé, rencontré et interviewé quatre des sauveteurs. Par la simplicité avec laquelle ils ont accepté de répondre à mes questions, et parfois de m’accompagner dans ma recherche, ils m’ont poussée à ne jamais renoncer.
Serge Klarsfeld et Boris Cyrulnik ont préfacé votre livre, quels sont vos liens avec eux ?
Le 21 novembre 1993, j’ai fait une rencontre très importante avec Serge Klarsfeld, lors de la pose d’une plaque commémorative par l’association des Fils et filles des déportés juifs de France, qu’il préside avec Béate Klarsfeld. Ce jour-là, apprenant le sujet de mon étude sur le sauvetage des enfants de Vénissieux, il m’a écrit sur la première page de son nouvel ouvrage qui ne devait plus jamais me quitter, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944, ces mots chargés de sens : « Pour mademoiselle Valérie Perthuis en espérant qu’elle retrace la liste des enfants et la lutte complète. »
J’ai été passionnée par les ouvrages de Boris Cyrulnik qui fut aussi un enfant caché. Ils m’ont aidée à poser des questions à mes témoins concernant la résilience. Boris Cyrulnik était également présent à ma soutenance de thèse, et a témoigné à cette occasion.
Quelle est votre ambition pour la suite ?
Mon souhait c’est que cet ouvrage rentre dans toutes les maisons et dans toutes les écoles. Comme « le journal d’Anne Frank », on a essayé de faire un objet simple et facile à lire, afin qu’il soit partagé le plus largement possible, et pas seulement entre les mains des historiens spécialistes.
Avec ce livre, les lecteurs, et notamment les jeunes générations, doivent retenir l’action exceptionnelle des Justes parmi les nations. Car toutes et tous ont considéré n’avoir rien fait d’autre que leur devoir de femme et d’homme. Qu’ils soient le fil rouge pour aider tout un chacun à devenir un citoyen républicain et humaniste.