Une expérience de pensée ne nécessite aucun matériel particulier. Elle consiste à se demander ce qui se passerait si une certaine théorie physique, prise comme référence, était vraie, alors qu’il est impossible de réaliser concrètement l’expérience. Un exemple célèbre est celui des jumeaux de Langevin, présenté par Paul Langevin à Bologne en 1911. Deux jumeaux nés sur Terre, se séparent, l’un restant sur Terre, l’autre partant en voyage dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière. A un certain moment, le voyageur fait « demi-tour » et rentre sur Terre. D’après la théorie de la relativité restreinte publiée par Albert Einstein en 1905 le temps se sera écoulé de façon différente pour les deux jumeaux : le voyageur trouvera à son retour un frère sédentaire bien plus âgé que lui. Interprétation intéressante du dicton qui dit que les voyages forment la jeunesse.
Le jumeau astronaute pourrait aussi considérer que c’est son frère sur Terre qui voyage et lui-même non. Après tout, il ne manque pas d’individus se considérant comme le centre de l’univers. Ça fait beaucoup de centres. Mais dans ce cas-là, c’est le jumeau terrestre qui sera le plus jeune lors des retrouvailles. Paradoxe, donc. Les physiciens théoriciens savent résoudre ce paradoxe grâce à une autre partie de la même théorie.
Lors d’une de nos premières causeries, nous avons rencontré une autre expérience de pensée, présentée par Erwin Schrödinger en 1935. Imaginez un chat enfermé dans une boîte hermétique où se trouvent un corps radioactif et un détecteur de radioactivité (un compteur Geiger). Dès que la désintégration d’un atome est détectée, le dispositif provoque la chute d’un marteau cassant un flacon de poison volatil, tuant le chat. Supposons que la probabilité qu’une désintégration ait eu lieu au bout d’une minute soit de 1/2. Tant qu’une l’observation n’est pas faite, la théorie considère l’atome simultanément dans deux états : intact et désintégré. C’est contre-intuitif, mais caractéristique de la physique quantique. Or le mécanisme imaginé par Erwin Schrödinger lie l’état du chat (mort ou vivant) à l’état des particules radioactives, de sorte que le chat serait simultanément dans deux états. Du coup, il est impossible de dire si le chat est mort ou non au bout d’une minute. Pour décider, il faut ouvrir la boîte, donc intervenir sur l’expérience-même.
Vous croyez cette façon de penser réservée aux physiciens théoriciens ? Que nenni ! Au moment où j’écris ces lignes, des dizaines de milliers de personnes sont occupées à l’acquisition d’un Loulav. Nous allons voir que la façon de penser ci-dessus se rencontre là aussi.
Evoquons pour mémoire le cas de personnes qui inspectent le Loulav sous toutes ses coutures avec une loupe de joaillier. Pour voir si la Tiyomet (תיומת – le bout de la feuille centrale) est ouverte ou pas, superposition de deux états tant que leur observation n’est pas faite, ils tentent d’en séparer les deux parties. Parfois, ils les séparent pour de bon. Leur intervention peut fixer le résultat : le chat est mort, c’est-à-dire le Loulav est « passoul », impropre à la mitsva. A eux de dédommager le vendeur, mais ce n’est pas notre propos ici.
Un autre exemple auquel nous ne pensons pas toujours. Le Loulav est parfois couvert (dans sa partie qui est dessous, pas face à nous lorsque nous accomplissons la mitsva, y compris la Tiyomet) par une fine pellicule marron, appelée Kora קורא. Dans un tel cas, impossible de savoir si la Tiyomet est ouverte ou pas. Disons de suite que beaucoup de décisionnaires sefardim, dont le Rav Mordekhai Eliyahou, mentionnent la présence de la Kora comme un plus sérieux (הידור), à rechercher. Ils se basent sur le Maamar Mordekhai (645,4) qui dit réfute le risque que la Tiyomet soit ouverte sous la Kora. Et même si elle est ouverte, ce sera très peu, donc sans conséquence négative. On se base là sur une statistique, éventuellement à vérifier (ce qui risque de rendre certains loulavim impropres à la mitsva …).
En parallèle à cette question, le Rav Rimon mentionne les parchemins des Tefilin. Il n’y a aucune obligation d’ouvrir les Tefilin pour vérifier s’ils sont surlignés ou pas, ce qui est appelé שרטוט (ici ce surlignage n’est pas demandé, au contraire su Sefer Torah). Dans une certaine mesure (avec ou sans jeu de mots) l’ouverture des Tefilin est leur mort. Ils sont inutilisables (toutefois, ils peuvent etre repares, pas comme le chat.
Torah et Science ne sont pas deux mondes dissociés. C’est le même monde créé par D., et les hommes qui l’étudient ont été façonnés par le même Créateur. Les formes de pensée nécessaires à l’étude se retrouvent partout.
Pr Noah Dana-Picard