La Syrie est un État artificiel, fruit des accords Sykes-Picot entre la France et l’Angleterre. Jusqu’à la guerre civile qui a éclaté il y a quatre ans, la minorité alaouite au pouvoir, avec à sa tête la famille Assad, réprimait fermement la majorité sunnite. Les alaouites constituent une branche dissidente du chiisme, et sont considérés dans l’islam comme des hérétiques et des traîtres. On ne s’étonnera donc pas qu’avec le printemps arabe ait éclaté une révolte populaire visant à renverser le pouvoir.
Mais ce problème est devenu rapidement secondaire : une guerre sanglante oppose aujourd’hui en Syrie le sunnisme et le chiisme. L’Iran chiite vise à exporter la révolution des Ayatollahs, avec comme première étape, l’ambition d’un continuum territorial de l’Iran au Liban, et couvrant l’Irak et la Syrie. Dans ce but, l’Iran fournit à Assad une substantielle aide économique, militaire et politique. Face à cette implication iranienne, les pays sunnites du Proche-Orient, qui comprennent parfaitement bien les visées des Ayatollahs et le danger que représente pour eux l’Iran, soutiennent les mouvements sunnites en Syrie (et se battent eux-mêmes de front contre les chiites au Yémen).
« L’État islamique », sunnite, voit dans sa prise de contrôle de la Syrie la première étape de la purification des terres d’islam des mains des hérétiques. Dans un deuxième temps, le nouveau califat vise, tout comme les dirigeants iraniens, à imposer la domination islamique au monde entier. La Turquie sunnite d’Erdogan est l’un des autres acteurs importants en Syrie. Elle a deux objectifs principaux : faire tomber le régime d’Assad et empêcher les Kurdes d’accéder à leur indépendance nationale. Mais Erdogan a aussi ses rêves de grandeur, semblables à ceux de l’État islamique : le renouveau du califat, sous sa direction. Il n’est pas fortuit que le cheikh Qaradhawi, le maître spirituel des Frères musulmans, ait déclaré qu’Erdogan est le plus digne de remplir ce rôle, avec l’aide d’Allah et de l’Ange Gabriel.
Quel avenir pour la Syrie ? Les scénarios envisageables sont très nombreux, et il est très difficile de les analyser, d’autant plus que la victoire d’un des acteurs risque d’entraîner l’expansion des conflits à d’autres régions du Moyen-Orient, déjà à feu et à sang. Mais quel que soit le cas, de nombreux signes montrent que le régime alaouite se désintègre : Assad, en manque chronique de soldats, a de nouveau amnistié les déserteurs, à condition qu’ils rejoignent les rangs de son armée – depuis le début des conflits, on estime à 80.000 le nombre de soldats syriens et de miliciens pro-régime qui y ont trouvé la mort. Au niveau tactique, les forces gouvernementales sont sur la défensive, et mènent des combats de retrait vers les régions à forte population alaouite, perdant continuellement du terrain. Des missiles de type Grad ont commencé à s’abattre sur la ville portuaire de Lattaquié, fief alaouite sur les bords de la Méditerranée. Des centaines de combattants du Hezbollah chiite pro-Assad sont morts dans les combats, sans parvenir à conquérir de territoires significatifs. La proposition iranienne de cessez-le-feu, dont un élément essentiel est la reconnaissance des acquis de chacun des camps prouve, plus que tout, la désintégration du régime.
Aucun doute que l’État islamique et al-Nosra (branche syrienne d’al-Qaïda) repousseront cette proposition : elle témoigne de la faiblesse du camp chiite, et dans l’islam, on ne signe pas d’accord avec les faibles, on les combat sans merci. En ce qui concerne Israël, il faut garder en mémoire que tous les partis impliqués dans la guerre en Syrie voient dans sa suppression un but majeur à atteindre : tant les sunnites que les chiites considèrent l’État d’Israël comme une entité impure qu’il faut radier de la carte. Pour les deux grands courants de l’islam, le peuple juif est le peuple qu’Allah a maudit, celui qui a tué Muhammad et celui contre lequel se déroulera la dernière guerre avant la concrétisation de la domination islamique du monde. En conséquence, Israël a le devoir de réagir de la manière la plus ferme à toute atteinte à son territoire, fut-elle minime. Toute faiblesse de sa part serait perçue comme le signe du devoir de le combattre jusqu’à sa disparition : dans l’islam, seules la force de l’ennemi et la « faiblesse des Croyants » dispense du djihad. Israël devrait aussi s’abstenir de soutenir l’un des partis : même si la Syrie disparaît, aucun d’entre eux ne représente un allié éventuel.
Ephraïm Herrera est docteur en Histoire des religions, diplômé de la Sorbonne et vient de publier « Le Jihad, de la théorie aux actes » aux éditions Elkana, et « Les maîtres soufis et les peuples du livre » aux Éditions de Paris.