Smadar Oren dirige un bureau privé au sein du département de l’Éducation de la municipalité de Tel-Aviv, dans le secteur de l’enseignement primaire. Elle s’occupe de tout ce qui a trait au renforcement de la notion d’éducation dans la ville, et joue en particulier un rôle d’encadrement et de conseil auprès des directeurs d’école, pour les enfants à situation dite « complexe » au sein du système éducatif. Elle nous livre ici sa douloureuse expérience.
A.A. Nous avons pris connaissance de votre histoire à la télévision, dans l’émission d’Avri Guilad. Dans quelle mesure les fonctions professionnelles que vous exercez aujourd’hui à Tel-Aviv sont-elles liées à l’agression dont vous avez été victime à l’âge de 14 ans ?
Smadar Oren. En plus de mon emploi principal à la municipalité de Tel-Aviv, j’ai par ailleurs un cabinet privé, où je reçois des adolescents qui viennent me consulter pour toutes sortes de difficultés qu’ils rencontrent en général dans le cadre scolaire. Mais les problèmes de la plupart d’entre eux sont plus complexes. Je travaille avec eux et leurs parents, parfois aussi avec le personnel éducatif. D’autre part, je dirige bénévolement une équipe de protection locale contre les abus sexuels. Mes activités ont toujours été liées à l’agression dont j’ai été victime ; mais de tout temps, même avant mon agression, il était pour moi évident que je devais m’investir dans le domaine de l’éducation – et à plus forte raison après. J’ai compris l’importance du corps éducatif pour les enfants et j’ai su que je travaillerais dans ce secteur.
Êtes-vous prête à évoquer de nouveau votre douloureuse expérience ? Vous avez été la victime d’une personne qui vous était proche, n’est-ce pas ?
Oui, effectivement – c’est d’ailleurs généralement le cas : la plupart des agressions sont perpétrées par des gens que l’on connaît. Ce garçon, âgé de de 17 ans, était mon voisin, je le connaissais et lui faisais confiance. Un jour, il m’a demandé de venir voir comment il avait arrangé un abri pour fêter l’anniversaire d’un ami commun (à l’époque, à Eilat, les abris servaient de centres communautaires et les jeunes y avaient des activités sociales). Je l’ai accompagné sans la moindre inquiétude. Arrivés dans l’abri, je ne sais plus ce qui s’est passé. Je me souviens seulement avoir dit « non », lui avoir demandé d’arrêter, puis m’être relevée et avoir remonté mon pantalon – ce dont je me souviens très clairement, c’est que je portais un pantalon ce jour-là.
J’insiste ici sur le fait que ce viol, dans l’abri, fut l’affaire de quelques minutes. On me pose toujours cette question surprenante : est-ce que ça a été violent ? Évidemment ! Un viol, c’est contre la volonté de la victime, donc brutal, toujours violent.
Vous souvenez-vous de ses yeux, de son regard quand il est reparti ? A-t-il eu des regrets ?
S.O. Je ne sais même pas s’il m’a regardée, en fait… Mais je me souviens qu’après, j’ai longtemps espéré qu’il me regarde et qu’il me demande pardon – mais ça ne s’est bien sûr jamais passé. J’aurais eu besoin qu’il me dise : « Je t’ai fait ça et je le regrette. »
Aujourd’hui, lorsque j’accompagne des victimes, je leur explique que les femmes agressées ont besoin qu’on leur dise « oui, c’est arrivé, je m’excuse », que les agresseurs assument la responsabilité de leur acte, même si cela sonne bizarrement, car c’est impardonnable.
L’avez-vous revu par la suite ?
S.O. Oui. J’ai déposé plainte à la police – j’y suis allée avec ma professeure principale. Il a été arrêté et mis en garde à vue 72 heures seulement, puis relâché par manque de preuves, de témoignages, par manque d’intérêt public. Ensuite, quand je le rencontrais dans le voisinage ou sur le chemin en allant à l’école, il représentait pour moi une menace.
Comment ont réagi vos parents ?
S.O. Mes parents ont fait tellement d’erreurs, comme tant d’autres parents en font encore aujourd’hui ! À cette époque en particulier, ce que les parents voulaient, dans ce genre de cas, c’était clore le dossier et passer à autre chose. De mon côté, comme n’importe quelle jeune fille, je voulais que mon père le tue et qu’on en finisse ! Ce n’était bien sûr là que l’expression de la faiblesse d’une enfant de 14 ans, et mon père n’aurait bien évidemment jamais fait une chose pareille ! J’aurais voulu quitter la région, mais mes parents n’avaient pas l’intention de bouger. Plus tard, pendant des années, lorsque je retournais dans ce quartier pour rendre visite à mes parents, je savais que je pouvais le croiser … C’était extrêmement difficile.
Quel a été pour vous le pire dans ce cauchemar ? L’agression en elle-même ou la suite ?
S.O. La suite. Je pense que les quelques minutes dans l’abri ont changé ma vie, mais la réaction de mon entourage, ensuite, a remué le couteau dans la plaie et laissé une cicatrice au plus profond de mon âme. J’attendais le soutien de mes parents – mais ils ne savaient pas vers qui se tourner, ni que demander –, des moniteurs de mon mouvement de jeunesse, de mes professeurs, du psychologue de l’école, des services psychologiques de la ville, de l’assistante sociale, du psychiatre de l’hôpital qui m’avait rencontrée… J’attendais de la part des membres des organismes qui étaient au courant de se mettre en contact avec ma famille, de nous accompagner de leur soutien. En tant qu’éducatrice, aujourd’hui, je réalise qu’aucun directeur d’école ne m’a parlé, personne n’a pris de mes nouvelles par la suite, alors que pendant des mois, ce garçon m’attendait dehors… Au bout d’un moment, je n’ai plus été à l’école, j’avais trop peur – l’une des plus grandes peurs des femmes victimes de viol, c’est que cela puisse se reproduire. J’étais aussi très blessée qu’on ne me croie pas.
Est-ce que dans cette histoire, quelqu’un s’est comporté en héros ?
S.O. Oui : une amie, Hélène. Je l’appelle « la gardienne de la mémoire ». Je l’ai retrouvée des années plus tard et elle m’a raconté que suite à mon histoire, alors qu’elle était déjà adulte et mère de famille, elle s’était portée volontaire pendant dix ans dans un centre de soutien aux victimes d’agressions sexuelles. Elle avait décidé que personne ne devait souffrir des mêmes erreurs que celles dont j’avais pâti. Hélène m’a toujours soutenue. Elle m’a rappelé beaucoup de détails qui m’avaient échappé, comme la date du viol (c’était le 28 janvier 1986), et aussi que lorsque j’avais été témoigner, la police m’avait pris mon journal intime… Je me sentais terriblement seule. Elle était présente et me tenait la main. Elle faisait l’intermédiaire avec le corps éducatif auquel elle racontait comment j’allais et comment je faisais face à cette épreuve. Elle m’a permis d’éviter d’aller à l’école pendant un temps – je suis restée chez moi jusqu’à la fin de l’année scolaire. Puis, quand nous sommes entrées au lycée, j’ai décidé de laisser cette histoire de côté ; j’ai rassemblé toutes mes forces et j’ai réussi à tourner la page. Cela a été un nouveau départ.
Voulez-vous dire qu’avec vos parents et vos proches, vous ne faisiez plus aucune allusion au sujet ?
S.O. Non. C’est incroyable, mais le sujet a été complètement éludé, il est tombé dans le silence le plus total.
Combien d’années se sont écoulées depuis ? Et les choses se passent-elles différemment aujourd’hui ?
S.O. Cela fait exactement trente-cinq ans. Aujourd’hui, heureusement, le corps éducatif ainsi que les thérapeutes qui assistent les jeunes au sein des établissements scolaires se comportent différemment. Mais à mon grand regret, la société reste encore trop souvent dans le déni et le silence face à des drames de ce genre, continuant d’accuser les victimes, comme on a pu le voir dans le cas du viol collectif (incomparable avec ce que j’ai vécu) qui a eu lieu récemment à Eilat.
Pour le viol à Eilat, on accuse la victime ?
S.O. Oui, sans équivoque. Certains jeunes disent : « Elle est responsable… Qui va à Eilat dans ce genre de fêtes ? Et comment était-elle habillée ? Et avec qui a-t-elle couché avant ? … » – comme si cela avait le moindre rapport avec ce qu’elle a subi ! Je suis effarée lorsque j’’entends ça de la bouche d’adolescents.
Comment le sujet est-il traité actuellement dans le système éducatif ? Faut-il éduquer les filles ou les garçons ?
S.O. Je pense que nous devons tous être éduqués. Qu’attend-on d’un homme, ou d’une femme ? Qu’est-ce que la virilité ? Faut-il prouver qu’on a eu des relations sexuelles en allant le raconter à tous ses copains, ou bien peut-on être viril en l’exprimant d’une autre manière, sans suivre le troupeau ? Et une femme peut-elle exprimer ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas ? Qu’attend d’elle la société ? Sans même parler du mépris envers les femmes et les jeunes filles, ou du fait de trouver légitime qu’un homme âgé sorte avec une gamine. À mon avis, tout le monde est concerné.
Selon vous, donc, rien n’a changé ? Nous pensions pourtant avoir évolué…
S.O. Je pense qu’il y a beaucoup de défis à relever, accrus par l’utilisation des réseaux sociaux, la pornographie accessible aux plus jeunes, etc. Mais il y a sans conteste une réelle prise de conscience. Je fais partie d’un comité de défense que le conseil régional de Yoav, convaincu de sa nécessité, a décidé de créer, accordant des subventions aux yishouvim intéressés par ce projet. Chaque équipe de ce projet est assistée par des professionnels, mais tous sont bénévoles. Le travail se fait sur deux plans : d’une part, l’enseignement d’une sexualité saine et épanouissante, et ce, dès le plus jeune âge (à l’école primaire) et jusqu’à l’adolescence, et même après l’armée, avec la collaboration des parents et des professeurs. D’autre part, le conseil a pour but d’apporter un soutien immédiat aux victimes et aux agresseurs au sein de la communauté. Lorsque la société se fixe un objectif clair, le pourcentage des agressions diminue de façon significative.
Vous êtes d’un milieu non religieux, n’est-ce pas ?
S.O. En effet, mais je tiens à souligner que cette initiative a vu le jour dans le milieu religieux : nous avons introduit en milieu laïc un modèle qui avait été créé dans les kibboutzim religieux. Mais plus le milieu est fermé, plus les choses sont étouffées au sein de la communauté…
Y a-t-il chez les religieux, sionistes ou orthodoxes, des gens qui partagent vos préoccupations ?
S.O. Cela ne fait aucun doute. Il existe des centres de soutien dont certaines lignes sont uniquement réservées aux religieux, pour les hommes comme pour les femmes. Et également pour les jeunes garçons, qui sont eux aussi victimes d’agressions.
À quoi faites-vous allusion ? À la pédophilie ou au viol ?
S.O. Je parle des agressions…
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