Pour les originaires de Tunisie, cette semaine est particulière. Ce jeudi, ils se réuniront en famille, avec des amis, pour célébrer la Seoudat Yitro ou fête des garçons. Cette tradition est un incontournable du patrimoine juif tunisien et pour ceux qui regardent cela de l’extérieur, elle suscite pour le moins de la curiosité.
LPH s’est penché sur cette coutume en s’adressant à deux représentants de ce judaïsme tunisien: Binyamin Fenech et Avi Zana.
Binyamin Fenech
Le passionné
Binyamin Fenech est né à Benguerdane au sud de la Tunisie près de la frontière avec la Lybie. En dehors des heures d’école, il étudiait la Torah chez Rabbi Houita Uzan. A l’âge de 7 ans, il déménage à Tunis, puis à 18 ans, il fait son alya.
Il y a une dizaine d’années, il a commencé, avec l’aide de ses cousins, à travailler sur son arbre généalogique. De là est née une véritable passion pour le patrimoine juif tunisien. Ses recherches le mènent aux écrits de son premier Rav, Rabbi Houita Uzan; il en fera un livre. Puis il publiera ”Les Sages de Zarzis”, le tout en s’appuyant sur des témoignages d’anciens de Tunisie. Souhaitant transmettre ce patrimoine aux jeunes générations, Binyamin fait appel au dessinateur de bande-dessinée, Jacky Yahri et ensemble ils publient ”Ravid Hazahav”, bientôt disponible en français, qui retrace avec fidélité l’histoire des Juifs de Tunisie à des périodes fortes.
La passion de Binyamin pour ses origines va en augmentant et se transmet aujourd’hui par ses livres mais aussi sur un site internet, une page facebook, un youtube et des groupes watsapp, tous sur le patrimoine juif tunisien. Le nom générique qu’il a donné à tous ces outils: “Sarei Zevulun” puisque l’on estime que les premiers venus en Tunisie étaient des commerçants de la tribu de Zevulun.
Le P’tit Hebdo: On réduit souvent les Juifs de Tunisie au ”kiff””, au ‘hamsa et à la boutargue… Comment définissez-vous le judaïsme tunisien?
Binyamin Fenech: Le judaïsme tunisien c’est d’abord un judaïsme basé sur l’amour et l’étude de la Torah et l’accomplissement des mitsvot. Les gens pratiquent plus ou moins mais c’est cela aussi la caractéristique du judaïsme tunisien. Certaines personnes de ma famille ne sont pas pratiquantes mais vont tous les Shabbat à la synagogue pour kiffer l’apéritif et les copains après la prière! Chez nous au yichouv Ateret, j’ai pris ce modèle, et on organise chaque chabbat un kiddouch pour les jeunes suivis d’un petit cours.
Lph: Pourquoi le Shabbat Yitro est-il si particulier dans la tradition tunisienne? Comment cela se traduit-il?
B.F.: Là où je suis né, au sud de la Tunisie, la seoudat Yitro s’appelle Hatimat Yitro. Il s’agissait d’une fête que le Rabbin organisait pour ses élèves. Les enfants amènaient chacun un œuf et récitaient des paroles de Torah, des passages de la Torah et les Dix Commandements. Ensuite le Rabbin leur donnait une assiette de couscous avec une petite bouteille de Coca et des fèves. Ce n’est que lorsque nous sommes arrivés à Tunis que cette fête est devenue familiale et que nous avons commencé à manger les pigeons à cette occasion. Puis après mon mariage j’ai découvert le minhag des petites assiettes, des petits verres et des petits gâteaux.
L’origine de cette fête varie en fonction de l’endroit. Rabbi Khalfoun écrit qu’à Djerba, elle était liée à la lecture de la parachat Yitro, là où on rapporte le repas d’Yitro avec Moshé. Rabbi Khalfoun rapporte aussi que l’on célébrait cette fête en l’honneur de la Torah que l’on reçoit dans la paracha et c’est pour cela que les enfants lisaient ce texte-là.
A Tunis, le minhag de la Seoudat Yitro est lié à une épidémie qui a fait beaucoup de morts chez les enfants et qui s’est arrêtée la semaine de la parachat Yitro. Elle correspond donc à une seoudat hodaya (de remerciement) à Dieu qui nous a sauvés de cette épidémie.
Bien sûr au sud comme au nord de la Tunisie, la fête est fixée pour le jeudi soir veille de la parachat Yitro et le jeudi matin on ne fait pas tahanoun.
En règle générale, le plat principal de la Seoudat Yitro comprend un pigeon ou un bouillon de pigeon en souvenir de la soupe de poulet préparée pour les enfants malades pendant la peste qui sévissait en Tunisie et avec laquelle ils ont été guéris.
Lph: Vu de l’extérieur, on a l’impression que la Seoudat Yitro a valeur de fête au même titre que les autres fêtes du calendrier juif. Est-ce vraiment cela?
B.F.: Je ne pense pas que pour les Juifs tunisiens la Seoudat Yitro soit la fête la plus importante. Certes, elle est spécifique aux Tunisiens mais elle n’est pas plus importante par exemple que le seder de Roch Hachana ou celui de Pessah pour lesquels nous avons aussi des minhaguim bien précis qui sont très chers à chaque Tunisien. Tous les minhaguim tunisiens sont tous très bien préservés, grâce à D-ieu et la Seoudat Yitro en fait bien partie.
Avi Zana
Le garant de la chaine
Avi Zana est bien connu au sein du public francophone en sa qualité de directeur de l’association AMI et pour son rôle très actif auprès des olim de France. Ces quelques lignes vous permettront de découvrir Avi Zana, né en Tunisie, qui conserve avec fierté les traditions de ses parents et qui s’émeut de les voir se perpétuer aux générations suivantes.
Le P’tit Hebdo: Quels sont vos souvenirs de la Seoudat Yitro lorsque vous étiez enfant?
Avi Zana: Je suis né en Tunisie et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 12 ans. La fête des garçons ou Seoudat Yitro était une des dates les plus marquantes du calendrier juif en Tunisie. En effet, nous associons souvent les fêtes juives à des événements plus ou moins tristes ou parfois à des contraintes. La fête des garçons était la fête par excellence, elle était l’une des plus joyeuses de l’année. En plus, en tant qu’enfant et que garçon, je ne pouvais qu’adorer cette date! En effet, tout était préparé pour nous: on dressait des tables avec de la petite vaisselle, les mets étaient cuisinés en miniature. Un univers reconstitué pour les enfants qui ne pouvaient que nous ravir! Nous étions une famille nombreuse avec quatre garçons, autant dire que le terme ”fête des garçons” prenait tout son sens chez nous.
Tout le monde à Tunis fêtait Yitro. Cette tradition qui s’est créée de façon informelle ne s’est jamais perdue.
Lph: Comment avez-vous perpétué cette tradition par la suite?
A.Z.: Lorsque nous sommes arrivés en France, la Seoudat Yitro a perdu de son intensité. L’ambiance était assez assimilationniste. De ce fait, j’ai moins de souvenirs de cette époque, si ce n’est les pièces montées qui sont apparues sur les tables lors des célébrations de la fête.
En Israël, j’observe de plus en plus un regain pour ces traditions. Pour ma part, c’est un bonheur pour moi de la perpétuer ici. Ma femme n’est pas tunisienne mais elle a adopté cette coutume et nous ne la manquons jamais. Nous posons la table, comme nous le faisions en Tunisie, avec de la petite vaisselle, tout est en miniature. Nos enfants, qui pour certains vivent à Tel Aviv, viennent chaque année à Jérusalem pour la Seoudat Yitro. Et d’ailleurs, eux non plus, n’ont pourtant pas épousé des Tunisiens.
Pour eux c’est une date incontournable et leurs conjoints voient cet héritage comme une véritable richesse. Le côté tune est sympathique! Ils aiment!
Lph: Que représente pour vous la Seoudat Yitro?
A.Z.: Pour moi, comme pour beaucoup de Juifs originaires de Tunisie, je pense, la Seoudat Yitro est un moment de retrouvailles familiales. Elle porte en elle les valeurs juives tunisiennes, celles de la famille, de l’attention des mères juives envers leurs enfants. Il ne s’agit pas de maintenir une hala’ha mais un lien intergénérationnel qui garantit une continuité de la chaine. A vrai dire, cela est valable pour toutes les traditions. On sait bien que ce sont les traditions qui ont permis à beaucoup de rester reliés au judaïsme.
Lph: Comment expliquez-vous que cette tradition précisément soit autant observée?
A.Z.: Le judaïsme tunisien est un monde médian entre orthodoxie et libéralisme. La Seoudat Yitro symbolise ce pont. Elle est pratiquée par tous et chacun y met les symboles qu’il souhaite. Pour les uns, ce sera la célébration de la fin d’une épidémie, pour d’autres il s’agit de souligner l’importance de la transmission de la Torah en ce shabbat des 10 Commandements. Dans tous les cas, elle est communautaire, familiale et tout le monde s’y reconnait.
Propos recueillis par Guitel Ben-Ishay