Première scène :
Un patron entre furieux dans le bureau de sa secrétaire, en tenant à la main la lettre bourrée de fautes d’orthographe qu’elle vient de taper, et s’écrie : « Qu’est-ce que c’est que ce travail ?! »
Deuxième scène :
Un adolescent entre dans l’atelier de son père menuisier. Il le voit scier des planches dont il ne perçoit pas l’ultime destination et lui demande : « Qu’est-ce que c’est que ce travail ? »
Le patron et l’adolescent ont utilisé la même expression mais ils n’ont pas dit la même chose. Le premier reproche, le second questionne.
Un jour, « vos enfants vous diront : qu’est-ce que c’est que ce travail pour vous ? » (Chemot 12, 26), nous prévient la Torah. Mais comment savoir sur quel ton la phrase sera prononcée ? Faut-il ou non ajouter un point d’exclamation au point d’interrogation ? S’agit-il d’une question rhétorique prononcée sur le ton du reproche, voire du mépris, ou bien d’un questionnement provenant d’une véritable curiosité ?
Pour la Haggada, cela ne fait aucun doute : l’expression est celle d’un « racha », un enfant mal intentionné auquel il convient de répondre sur le même ton : « Agace-lui les dents » ! La conviction de la Haggada lui vient du verbe « dire » qu’utilise le verset. En effet, pour les autres enfants, la Torah parle de questionnement, et non d’affirmation. Il s’agit donc bien d’un rejet, ici. Mais que rejette le racha, au juste ? De quel « travail » parle-t-il donc ? Selon le contexte du verset, c’est le culte du sacrifice pascal qu’il reproche à son père d’accomplir. Plus largement, il semble clair que la « question » du racha vise le service divin en général. Remarquons qu’il utilise le terme « avoda », employé au début du livre de Chemot pour décrire l’esclavage d’Égypte. Autrement dit : notre ado nous reproche d’être restés esclaves. Pour lui, cette fête de la liberté n’est qu’un leurre. Elle ne célèbre pas l’affranchissement des esclaves, mais uniquement un changement de propriétaire : nous étions esclaves du Pharaon, nous voici devenus esclaves de Dieu ! Pas de quoi se réjouir, pas de quoi en faire une fête !
A priori, il y a quelque chose de vrai dans l’argument du racha. Ne sommes-nous pas tenus de respecter à la lettre des lois très précises et souvent contraignantes, surtout lorsqu’il s’agit de Pessa’h ? La recherche du ‘hametz, par exemple, n’est-elle pas une contrainte qui, certes, n’est pas aussi douloureuse qu’a pu l’être l’esclavage égyptien, mais qui, malgré tout, ne semble pas faire de nous des hommes et des femmes véritablement libres ? D’ailleurs, nos textes ne parlent-il pas du « joug des mitzvot » et, au sujet d’Israël, des « עבדי ה’ », des « esclaves de Dieu » ?
Deux réponses à cela :
La première, c’est que le judaïsme, en effet, ne croit pas à la liberté absolue. Nous sommes tous tenus de respecter des règles. « Sans les lois de l’État, les gens se dévoreraient entre eux », préviennent, lucides, nos sages. La liberté que nous célébrons à Pessa’h et à Chavouot est celle qui, nous rendant esclaves de Dieu, nous affranchit de l’esclavage des hommes. « Car vous serez pour moi des avadim (esclaves) », dit le texte – et les sages commentent : « Mes avadim, et non pas les avadim d’autres avadim ». Autrement dit : esclavage pour esclavage, autant choisir celui qui nous lie à Dieu. Car si tu acceptes le joug divin, tu ne seras plus jamais esclave d’autres hommes : ni de ton directeur de thèse qui exige que tu viennes étudier chabbat, ni de ton patron au bureau, ni de ton commandant à l’armée, ni même de ton propre père ! Tu n’acceptes de te plier à ces autorités que dans la mesure où elles ne sapent pas l’autorité divine.
La seconde réponse à l’invective du racha est qu’il existe une différence essentielle entre l’esclavage décrété par Pharaon et celui qui est le nôtre par rapport à Dieu : alors que le premier fut imposé aux Hébreux par le roi égyptien, le second fut librement accepté par ces mêmes Hébreux. Après le don de la Torah, le texte précise : « Moïse vint raconter au peuple toutes les paroles de Dieu ainsi que toutes les lois. Et le peuple répondit d’une seule voix : nous accomplirons toutes les paroles de Dieu ! » (Chemot 24, 3). Moïse lui-même n’est pas mandaté pour représenter le peuple dans l’alliance qui est en train d’être scellée : tous sont appelés à donner leur accord.
Depuis lors, ce peuple qui est né en brisant ses chaînes ne supporte plus que, dans le domaine des relations si particulières qu’il entretient avec le Dieu de ses pères, on lui impose des règles. Interdisez-lui de faire entrer du ‘hametz dans les hôpitaux à Pessa’h, et les hôpitaux seront remplis de ‘hametz ! Imposez un code vestimentaire aux femmes désirant se rendre au Kotel, et elles s’y rendront en bikini ! Par contre, si vous souhaitez que la quasi-totalité du peuple circoncise ses enfants ou laisse sa voiture dans le garage à Kippour, surtout n’édictez aucune loi l’obligeant à le faire ! C’est sans contrainte que le peuple souhaite respecter les termes de l’antique alliance. Les hommes qui détiennent aujourd’hui le pouvoir de légiférer auraient tout intérêt à s’en souvenir.
Arrêtez-moi si je dis des bêtises…
Rav Elie Kling
Texte paru dans LPH Magazine numéro 996, supplément mensuel d’Actualité Juive
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Selon votre habitus « Arrêtez-moi si je dis des bêtises » vous auriez pu y ajouter « Ils exagèrent toujours ! » Moi, je n’ai pas l’intention de vous arrêter ! J’en redemande encore . Merci à vous !
Merci,pour la description,c’est très agréable de devenir un ou une exclave de Dieu.
Oui cela nous faire de devenir un ou une véritable serviteur de Dieu.Et de faire les services de Dieu.