Rome, fin de l’an 70
Vespasien, en contemplant la foule qui l’acclame, ne peut s’empêcher de penser que la vie réserve décidément bien des rebondissements. Il y a 7 ans à peine, il craignait pour sa tête et se cachait chez des amis pour échapper à la colère de Néron, l’empereur fou, qui lui reprochait de s’être assoupi à une de ses représentations théâtrales ! Depuis, beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts du Tibre! La Judée s’était révoltée et ce même Néron l’avait nommé commandant des troupes chargées de ramener la Pax Romana entre la mer et le Jourdain. Puis, au moment où Jérusalem l’indomptable semblait enfin prête à céder, c’est lui, Vespasien, qui fut appelé sur le plus puissant trône du monde. Il nomma son fils Titus à la tête des armées et lui confia le soin d’achever le travail en Judée. Aujourd’hui, après quatre années de guerre sanglante, Jérusalem était enfin tombée et il ne restait plus rien du splendide temple juif qui narguait la puissance de Rome. Le défilé de la victoire fut l’un des plus prestigieux que la ville ait connu. Il semblait interminable : les ustensiles en or, en argent et en ivoire, les tapis d’un pourpre rare, les légionnaires et leurs chefs impeccablement revêtus de leurs brillantes armures. Mais ce qui attirait le regard de tous, c’était la Table sacrée recouverte d’or et le chandelier en or massif qu’on avait ramenés de la capitale judéenne, derniers vestiges du Temple incendié. A leur côté, un superbe rouleau de la Thora, sensé témoigner de ce que fut la religion de Moïse qui venait de disparaitre définitivement dans le cri des captifs torturés et dans les flammes au milieu desquelles Sion s’était consumée. Vespasien admira son fils Titus qui, superbe, conduisait son quadrige de chevaux blancs. “Un jour, il me remplacera”, songea-t-il. Soudain, le tumulte cessa. Le cortège s’arrêta net devant le Temple de Jupiter. Dans un impressionnant silence, Shimon Bar Guiora, le charismatique chef des armées juives fut amené à l’entrée du Forum. Lorsqu’on le jeta du haut du Capitole, un énorme cri de joie s’éleva de la foule. Et les sacrifices de remerciements à Jupiter clôturèrent cette mémorable journée. Vespasien ne le sait pas encore mais onze ans plus tard, sur ce même lieu, l’empereur Domitien, son second fils, érigera un Arc de Triomphe en l’honneur de son frère Titus et de sa victoire en Judée. Sur l’un des piliers on pourra l’admirer en triumphator coiffé de lauriers et conduisant son quadrige. Sur l’autre pilier, des soldats porteront la Menora et la Table. Ainsi, la chute de Jérusalem sera immortalisée sur les lieux mêmes où en ce jour d’automne de l’an 70, Vespasien savoure sa victoire….
Rome, 30 Novembre 1947.
DavidPratto, le grand rabbin de Rome, a préparé toute la nuit son discours. Detoutes façons, il n’aurait pas pu dormir. Le vote de la veille fut bien tropserré et le suspens bien trop grand pour qu’un homme comme lui puisse ensuitetrouver le sommeil. Au matin, il avait appelé les Juifs de la capitaleitalienne à le rejoindre aux pieds de l’arc de triomphe de Titus. Rassemblésdevant le célèbre monument, à l’endroit précis où s’élevait jadis le Temple deJupiter et où Shimon bar Guiora avait été exécuté, ils se retrouvèrent pourentendre ce que leur rabbin avait à leur dire. Intrigués, les badauds italiensobservaient ce singulier rassemblement. Puis tout le monde se tut et lesvisages se tournèrent vers Rav Pratto. La plupart des Juifs présents avaientperdu des êtres chers durant les années noires et une sourde douleur se lisaitencore sur tous les visages. Tous avaient entendu la veille le vote historiqueà New York reconnaissant enfin au vieux peuple têtu le droit de faire revivreson Etat. Le rabbin voulut leur dire que la boucle était enfin bouclée, que nonseulement l’histoire juive ne s’était pas achevée le jour du défilé de lavictoire en 70 mais qu’au contraire, un nouveau chapitre commençait maintenantcomme les prophètes d’Israël nous l’avaient promis et que la décision desrabbins italiens d’interdire de passer sous l’Arc de Titus et que les Juifs dumonde entier avaient scrupuleusement respectée pendant des siècles en l’honneurde Jérusalem était devenue caduque… Il voulut leur dire tout cela et bien deschoses encore mais aucun son ne sortit de sa bouche. Lui dont les sermonsétaient tant appréciés et qui trouvait si facilement les mots en toutescirconstances, était submergé par l’émotion. Alors, ce fut un vieux Juif auvisage marqué par des douleurs qu’on devinait à la fois récentes et trèsanciennes qui brisa le silence en récitant la prière d’usage : “Béni soitCelui qui nous a fait vivre jusqu’à ce jour!”. Le Rabbin fit un signe dela main, se mit en marche et devint le premier Juif depuis 1866 ans à passersous l’Arc de Titus. Il prit bien soin de le franchir du Nord au Sud, de Romevers Jérusalem, dans le sens inverse de celui qu’avaient emprunté les esclavesjuifs de Vespasien. Les autres le suivirent en silence et lorsqu’ils furenttous passés entre les deux colonnes, ils se mirent à chanter l’Hatikva.
Arrêtez-moi si je dis des bêtises…
Rav Elie Kling