« Tu n’opprimeras pas l’étranger (guér), car vous savez, vous aussi, la vie de l’étranger, puisque vous avez été des étrangers au pays d’Egypte. » (Exode. 23, 9).
Mais qui est l’étranger (guér) ?
La loi juive distingue deux types d’étrangers, le guér tsedek, le prosélyte, qui adhère au judaïsme et devient membre à part entière du peuple d’Israël, et le guér tochav qui observe les lois morales propres au Noachide sans être tenu de se convertir pour jouir de tous les droits civils.
Le verset : « Quand ton frère est dans la gêne et que sa main vacille auprès de toi, tu le soutiendras, même si c’est un étranger, un résident (guér vétochav) pour qu’il vive grâce à toi. » (Lévitique. 25, 35), où le devoir d’assistance s’applique aussi bien au juif qu’à l’étranger donne lieu à l’interprétation suivante du Rav Samson Raphaël Hirsh (18018-1888) : « puisque le guér tsedek est absolument « ton frère », il faudrait comprendre guér vétochav à partir de ce que dit Abraham : « Je suis étranger et résident (guér vétochav) parmi vous » (Genèse.23, 4), je suis arrivé chez vous d’ailleurs, et je séjourne parmi vous…Tel est le sens du concept guér tochav, il ne fait pas partie intégrante d’Israël, cependant il ne pratique plus l’idolâtrie et a adopté les lois noachides ; pour cette raison il a le droit de s’installer en terre d’Israël… et par conséquent tu dois porter assistance à l’étranger qui vit prés de toi, qui n’est pas encore « ton frère »…tu dois le soutenir de telle sorte qu’il puisse trouver sa subsistance auprès de toi, « pour qu’il vive grâce à toi ». (S.R Hirsh, Hayé Sarah).
Cette ambivalence de la notion d’étranger donne lieu à des interprétations différentes des versets le concernant.
Le commandement d’aimer l’étranger se réfèrerait-il seulement au prosélyte (guér tsedek) ? Rachi ne laisse aucune place au doute dans sa définition de l’étranger : « Le terme guér signifie toujours l’homme qui n’est pas natif du pays et qui est venu d’un autre pays pour y habiter. » (Exode. 22, 20).
En effet, s’il ne s’agissait que du prosélyte, pourquoi invoquer l’esclavage d’Israël en Egypte comme justification ? Le peuple juif y était bien étranger (Guér tochav), mais aucunement prosélyte. Le Natsiv de Volozine explique cette référence à l’esclavage en Egypte, dans son Ha’améq Davar : « De la même façon que tu souhaiterais qu’on se comporte avec toi si tu étais étranger sur une terre qui n’est pas la tienne, comporte-toi avec l’étranger. » (Lévitique. 18, 34).
Le rappel de l’esclavage en Egypte, récurrent dans le Pentateuque, prend le sens d’une fraternité avec l’étranger fondée sur le souvenir d’un sort commun donnant lieu à une injonction qui exige de se mettre à la place de l’étranger, ordonnant, en quelque sorte, la substitution.
Substitution qui est la signification la plus profonde de l’amour du prochain tel que Rabbi Hillel l’exprime dans sa réponse, « sur un pied », au candidat à la conversion : « Ce qui est détestable à tes yeux ne le fais pas à autrui. C’est là toute la Torah, le reste n’est que commentaire. » (Shabbat. 31a).
Le souvenir de l’esclavage en Egypte devient le fondement d’une telle substitution face à la vulnérabilité absolue de l’étranger. Situation que Levinas analyse ainsi : « Le traumatisme que fut mon esclavage en pays d’Egypte constitue mon humanité même, ce qui me rapproche d’emblée de tous les problèmes des damnés de la terre, de tous les persécutés. » (Au-delà du verset. p. 172).
Le respect dû à l’étranger est, de tous les commandements, celui qui est le plus souvent rappelé, dans le Pentateuque, il y apparait plus de 30 fois !
Pourquoi une telle insistance sur cette injonction particulière ?
L’égalité de l’autochtone et de l’étranger, le commandement d’aimer l’étranger comme soi-même sont des principes qui violent la nature la plus profonde de l’homme. La Grèce, berceau de la démocratie occidentale dans son aversion pour tout ce qui n’est pas grec qualifié de barbare et dans son mépris pour le métèque citoyen de second ordre, ignorait ces principes.
Le texte biblique formule une loi qui est, certes, le fondement même de la moralité mais qui relève de l’utopie.
Contrairement à l’antisémite de Sartre qui reproche au Juif de ne pas être, comme lui, enraciné dans le sol, le psalmiste écrit : « Je suis étranger sur la terre : ne me cache pas tes commandements. » (Psaumes. 119, 19).
La situation d’étranger ne relève pas seulement des aléas de la géographie, mais fondamentalement de l’essence même de l’homme, elle est ontologique. L’utopie biblique considère que l’homme appartient au règne de l’éthique avant d’appartenir à cette terre.
« Règle absolue pour vos générations : Vous et l’étranger vous serez égaux devant l’Eternel. » (Nombres. 15,16).
Telle est la vocation du peuple juif si toutefois il aspire au statut prophétique de « phare des nations ».
David Peretz