Avant toute chose, je précise que l’on peut librement exprimer sa profonde déception, sa révolte, sa colère et même son sentiment d’avoir été trahi face à ce qui se passe actuellement sur le plan politique sans pour autant tomber dans les insultes personnelles, la grossièreté du langage voire les menaces claires ou allusives comme c’est le cas, y compris dans la francosphère. De même qu’il est inadmissible que toute critique, même tranchante, envers Naftali Benett et Ayelet Shaked soit immédiatement taxée d’incitation par ceux qui en sont devenus les spécialistes depuis que Binyamin Netanyahou est au pouvoir et qui aujourd’hui entourent d’une affection suspecte ceux qu’ils haïssaient hier encore. Et qui continuent probablement aujourd’hui, mais en silence.
La « démocrassie » israélienne a atteint ces derniers jours de nouvelles profondeurs abyssales. La « benettisation » de la vie politique israélienne est devenue un sport national qui aggrave encore davantage la défiance déjà tangible de la population envers ses représentants et ses institutions, condition sine qua non du maintien d’une démocratie saine. L’alternance politique, étape naturelle de la vie démocratique, n’est pas ici en cause, et elle serait légitime s’il s’était agi de la conséquence d’une évolution sociologique et idéologique de la société israélienne. Des partis aux antipodes les uns des autres peuvent parfois s’unir pour œuvrer en faveur d’objectifs liés à des intérêts supérieurs de l’Etat ou en cas d’urgence nationale. Mais ce n’est pas du tout le cas ici.
En l’occurrence il s’agit ni plus ni moins d’un détournement de la volonté populaire qui frappera d’une certaine illégitimité morale la prochaine équipe au pouvoir alors que le pays attend impatiemment un gouvernement stable et cohérent depuis deux ans. La droite, dans toutes ses déclinaisons, est toujours largement majoritaire dans la population israélienne. Le prochain gouvernement qui se dessine n’est pas « l’émanation de la volonté populaire » mais un Ovni politique dont le seul ciment est la haine et la rancune personnelles envers Binyamin Netanyahou avec une volonté déclarée de mettre fin à son pouvoir.
Et dans cette entreprise de destruction à laquelle de nombreuses forces intéressées – est très différentes – se sont liguées, Naftali Benett, du haut de ses six mandats (Amihaï Shikli a sauvé l’honneur du parti) aura été l’un des principaux artisans, en offrant le pouvoir à la gauche sur un plateau d’agent avec en bonus la filiale des Frères Musulmans en Israël. Il est surréaliste de constater que c’est un parti qui se définit encore comme sioniste, religieux et national qui aura fait entrer dans une coalition gouvernementale une formation dont l’ADN est la négation de l’Etat d’Israël, le soutien aux terrorisme antijuif et la volonté à long terme d’édifier un grand califat qui englobera la « Palestine islamique ». Les pères fondateurs de l’Etat doivent se retourner dans leur tombe.
La politique, on le sait, est un terrain dans lequel s’expriment généralement les pulsions les plus reptiliennes de l’être humain. Revirements, promesses non tenues, mensonges et trahisons y sont légion et il faut une certaine dose de cruauté, d’absence de pitié ou de sentiments pour y faire carrière et atteindre le sommet de la pyramide. Mais il y a des limites à ne pas dépasser, surtout lorsqu’on se prévaut de valeurs élevées, de surcroît religieuses.
Dira-t-on que Naftali Benett est le premier responsable politique qui tourne le dos de manière désinvolte à ses promesses électorales ? Non, assurément. Dira-t-on que Binyamin Netanyahou est exempt de reproches en ce domaine ? Loin de là. Mais l’attitude du tandem Benett-Shaked depuis les élections est un véritable scandale qui marquera d’une pierre noire la vie politique israélienne. Dans le seul but d’abattre (politiquement) un Premier ministre honni de manière irrationnelle, s’est créée une coalition des plus hétéroclites et antinomiques, sans véritable programme et au prix de graves compromissions, et celui qui lui aura permis de voir le jour est le même qui depuis de semaines jurait à tout-va, la main sur le cœur et la plume dans l’autre, qu’il ne le ferait jamais. De qui se moque-t-on ? La volonté d’être assis dans le fauteuil de Premier ministre pour un temps, fut-il limité, justifie-t-elle toutes les forfaitures ? Le désir de plaire aux élites et l’attrait obsessionnel du pouvoir ont apparemment ébloui les yeux du président de Yamina au point de trahir toutes les valeurs dont il se prévaut depuis son entrée en politique, tournant le dos aux électeurs qui lui ont fait confiance et voyaient en lui le futur leader de la droite israélienne. Ariel Sharon, autre maître ès revirements idéologiques, y aurait vu son meilleur disciple.
Les multiples déclarations assurées et catégoriques de Naftali Benett depuis la campagne électorale, passées en boucle dans les rares médias restés non complaisants à son égard, donnent la nausée et entraînent un flot de réactions parfois exacerbées de ceux qui se sentent trahis. A l‘inverse, ceux qui hier l’exécraient et le décrivaient comme un « grand danger pour le pays » se font soudainement indulgents, laudatifs ou au minimum silencieux. Pour l’instant. Comment un homme politique qui semblait aussi prometteur et qui affirme sans sourciller que chez lui « les valeurs ont un poids » a-t-il pu les abandonner à ce point ? Comment a-t-il pu gruger ses électeurs avec une telle désinvolture après leur avoir affirmé qu’il avait quitté le monde du high-tech pour entrer en politique « par idéal et souci pour le pays » ?
Que l’on ne s’y méprenne pas : Naftali Benett n’est pas un « traître », pas plus qu’Ayelet Shaked et les autres députés qui le suivent. Il est interdit et dangereux de qualifier un adversaire politique de « traître » – sauf en cas d’intelligence avec l’ennemi – mais il est par contre légitime pour les très nombreux électeurs qui ont voté Yamina (dont je n’ai heureusement pas fait partie lors de ces dernières élections) de se sentir aujourd’hui abandonnés, trahis et grugés. « Pas eux !!!! » se disent sans doute des myriades d’électeurs qui ont cru au slogan « Quelque chose de nouveau commence ». La déception et la colère sont à la hauteur des espoirs que le duo Naftali Benett et Ayelet Shaked incarnaient dans une partie croissante de la population de droite.
Hormis cette escroquerie politique, les conditions de la constitution de cette coalition patchwork sont hallucinantes et chaque parti ne cache pas qu’il a fait des concessions énormes au service de l’objectif suprême : se débarrasser politiquement de Binyamin Netanyahou. Et « après moi le déluge ». Pour cela, Naftali Benett et Ayelet Shaked ont accepté de s’allier à un parti qui soutient le terrorisme et dont le double langage s’est une nouvelle fois dévoilé lors des récents pogroms antijuifs qui ont fait rage dans les villes mixtes ou dans une interview qu’il a accordée en langue arabe à la télévision jordanienne. Pour s’allier le parti Ra’am et permettre la constitution de ce gouvernement surréaliste, tous les moyens ont été « cachérisés » : régularisation de villages bédouins illégaux dans le Néguev, gel de la loi dite « Kamenitz » destinée à lutter contre le fléau des constructions illégales dans le secteur arabe et bédouin, mise en veilleuse de la législation en faveur des homosexuels, mesure qui en d’autres circonstances aurait fait bondir Nitzan Horovitz, président de Meretz (qui refuse d’ailleurs de réagir) ou encore les dizaines de milliards de shekels accordés à des programmes en faveur de la population arabe qui font pâlir le milliard annuel accordé aux institutions orthodoxes et qui entraîne généralement des flots de critiques pour « chantage ». Ainsi, 53 milliards pour le secteur arabe seraient soudain légitimes mais 3 milliards pour de nouvelles élections seraient une catastrophe pour l’économie du pays ?
En agissant ainsi, Naftali Benett et Ayelet Shaked seront les principaux responsables de l’immense soupir de soulagement qui sera poussé de Washington à Bruxelles en passant par Ramallah, Gaza et Téhéran qui rêvent presque à voix haute de voir partir Binyamin Netanyahou, remplacé par une équipe faible et soumise à des contradictions internes. Ils seront responsables des feux d’artifices qui seront tirés par les organisations anarchistes qui ont battu le pavé de la rue Balfour durant les mois du Corona, avec la bénédiction d’un système judiciaire hautement mobilisé pour la cause. Ils seront également responsables de la délectation et du sourire victorieux des deux Ehoud – Olmert et Barak – qui du haut de leur échec politique et moral personnel, ont péroré depuis des mois sur les plateaux télévisés, insultant la famille Netanyahou et appelant au départ du Premier ministre. Et enfin, ils seront responsables des vivats et des flots de champagne qui couleront dans les coulisses des grandes chaînes de télévision, de salles de rédaction de Yediot Aharonot et Haaretz, des milieux universitaires et culturels ainsi que de la magistrature.
Cette coalition hétéroclite qui s’apprête à arriver au pouvoir, à moins qu’un dernier sursaut moral ne survienne au dernier moment, est le signe d’une perte totale de sens de la politique en Israël. Pour « l’objectif suprême » qui n’a rien à voir avec les intérêts supérieurs de l’Etat, la gauche israélienne, qui se prévaut depuis des décennies d’avoir une colonne vertébrale idéologique, a accepté de mettre à sa tête l’homme qu’elle hait le plus après Binyamin Netanyahou, et peut-être même davantage. Tout comme elle s’est faite à l’idée de gouverner avec Avigdor Lieberman, son ancien « chiffon rouge » au point de lui abandonner tous les cordons de la bourse. De même, ce même Avigdor Lieberman, Naftali Benett, Ayelet Shaked ainsi que Gideon Saar ont mis en sourdine leurs valeurs et leurs principes, sacrifiés sur l’autel de leur haine et leur rancune personnelle envers Binyamin Netanyahou. Au service de cette cause, nous assistons aujourd’hui à des scènes dont le surréalisme est à l’image de l’hypocrisie : Naftali Benett voit en Mansour Abbas un « leader courageux » qui a « abandonné le soutien au terrorisme », Matan Kahana estime qu’il peut tout à fait travailler avec le haineux Yaïr Golan, « dévoreur » de sionistes-religieux, l’organisation gauchiste Crime Minister parle de la « reine Idit Silman » et la députée travailliste Ibtisam Mar’ana lui « ouvre grand les bras ».
Naftali Benett et Ayelet Shaked entrent dans le triste « panthéon » des personnalités qui ont grandi dans le giron de la droite puis ont abandonné leur camp pour offrir leur voix à la gauche et trahir leurs idéaux autant que leurs électeurs : Ariel Sharon, Ehoud Olmert, Tsipi Livni et d’autres. Par opportunisme, soif de pouvoir, esprit de vengeance ou pour d’autres raisons encore moins avouables. Ils auront sans doute été la plus grande déception politique de cette dernière décennie. Dommage d’avoir ainsi gâché une carrière politique prometteuse pour un plat de lentilles rouges-vertes. Naftali Benett fait aujourd’hui figure de vizir d’Iznogoud qui veut à tout prix être « calife à la place du calife ». Son virage à 180° l’invalide pour toujours comme prétendant au leadership de la droite mais il porte aussi ombrage malgré eux à ceux qui seront restés sincères et cohérents avec leur engagement, à l’image d’Ami’haï Shikli, Yom Tob Kalfon ou Roni Sassover.
Les « idiots utiles » ne devraient pas oublier qu’ils cesseront un jour de l’être pour ceux qui les ont manœuvrés. Le rédacteur en chef du Haaretz, Amos Shoken, a eu la sincérité de le dire ouvertement : Naftali Benett est indispensable aujourd’hui pour écarter Binyamin Netanyahou, mais ensuite…
Le retour de manivelle risque d’être dur pour Yamina et ses leaders.
Une étrange sensation de « tout fout le camp » est en train de s’instiller dans le pays alors que les défis sont nombreux et graves. Un comble alors que les yeux du Hamas, du Hezbollah, de Téhéran et de Washington nous observent avec attention.
Quel gâchis.
Photo Yonatan Sindel / Flash 90