Le calendrier a ses échéances auxquelles nul ne peut échapper : immanquablement, trente jours après le grand désordre de Pourim nous attend la remise en ordre de Pessah qui culmine avec la soirée du Seder, mot signifiant l’Ordre. Aucun argument ne peut mettre un frein à la frénésie collective qui traque le moindre atome de hametz dans tous les coins et recoins. A rien ne sert de citer le Talmud qui, après avoir stipulé que l’interdiction de posséder ou de consommer le hametz s’applique à un quasi-rien- משהו – établit également la règle lénifiante du « bitoul » ou annulation : il faut et il suffit d’annuler le hametz dans son cœur, de renoncer à le posséder, pour ne plus être pénalisé par sa présence sous votre toit. Tout se passe comme si le hametz éveillait une angoisse existentielle requérant une mobilisation de toutes les énergies afin d’accueillir comme il se doit la Fête du Printemps, Fête de la Libération de l’esclavage.
Or, dit le Talmud, Moïse a prescrit d’étudier les lois de la Fête 30 jours avant la Fête : n’est-ce pas pour nous inviter à un temps de réflexion avant de passer à l’action ? La chasse au hametz doit-elle nécessairement nous détourner d’une réflexion toujours actuelle sur le sens de la Fête ?
Pessah, tout comme les fêtes d’automne, se situe à un moment stratégique de l’année : au tournant de l’hiver au printemps, à l’éclosion des premiers bourgeons et l’éveil de la nature. D’une saison à l’autre, la musique de la vie change, comme dans les quatre saisons de Vivaldi. La nature nous parle : éveillez-vous, ne laissez pas passer cette matinée ensoleillée sans louer le Créateur qui renouvelle la vie et la pare de ses plus beaux atours ! Le philosophe Vladimir Jankélévitch décrit avec humour ce que lui inspire ce renouveau pourtant prévisible :
« Chaque fois qu’on revoit des bourgeons aux arbres, ma femme m’appelle, me dit : « Tiens ! Il y a des bourgeons ! » Comme si c’était extraordinaire ! Naturellement, tous les ans, il y a un printemps. C’est donc une répétition. Mais malgré tout, c’est une surprise dans l’identique. »
La nature nous donne sans mots, en notes de couleurs et trilles d’oiseaux, une leçon de vie et de courage : l’hiver a été dur mais nous avons tenu bon. La vie demande patience et ténacité, le tournant se prépare silencieusement. Les Sages donnent au passage des saisons le nom poétique de יום נשק, le moment où la saison qui meurt embrasse celle qui renait. La nature chante le Cantique des Cantiques !
Alors, me direz-vous, quel sens au remue- ménage dans tout cela ? Eh bien tout simplement, il s’agit de secouer la routine qui, comme le gel hivernal, paralyse la pensée et le cœur. Nous avons été esclaves en Egypte, dirons-nous le soir du Seder. Le serions-nous encore à notre insu, enchainés à nos propres pensées flétries à force d’être ressassées et jamais remises sur le métier ?
Depuis quand avons-nous entendu une idée neuve de la part de nos dirigeants et commentateurs politiques ? Le statu quo n’est-il pas l’hiver de la pensée ? Penser et sentir, n’est-ce pas imaginer de nouveaux possibles, n’est-ce pas promouvoir une issue nouvelle à nos problèmes, au lieu de répéter toujours les mêmes scénarios ? Un chauffeur de taxi a tenté de me convaincre : là où la force ne suffit pas, affirmait-il, il faut user de plus de force. Il ne m’a pas convaincu, d’autant plus qu’il mettait cette sagesse en pratique sur la route en doublant la file pour prendre de force le tournant. Qu’est-ce qu’un Sage, demande Pirkei Avoth ? Et de répondre : sage est celui qui voit ce qui va naitre. Essayons-nous de voir ce qui va naitre, ce qui peut naitre pour peu que nous y mettions du notre ?
Nous nous définissons fièrement comme la Start-up Nation. Certes, il y a lieu d’être fiers. Mais est-ce la nôtre raison d’être ? Ne sommes-nous pas plutôt appelés depuis la sortie d’Egypte à nous soucier de l’étranger, de l’orphelin et de la veuve comme nous l’ordonne Celui qui aime l’étranger et nous ordonne de lui donner pain, vêtement et logis ? N’est-ce pas cela, se souvenir de notre esclavage en Egypte ?
Libérons-nous des pantoufles de l’hiver et des slogans usés, osons penser autrement, quitte à nous faire traiter de naïfs. Osons la générosité, comme le dit bien l’invitation au début du Seder dite dans la langue de l’exil : que vienne l’affamé et qu’il partage notre repas ! Procéder à un tel remue-ménage mental et affectif, est-ce demander l’impossible ? Osons poser la question le soir du Seder.
Rav Daniel Epstein