La logique de Rava
Un jour, nous raconte le Talmud, un Juif désespéré alla trouver son maître Rava et lui dit :
Le seigneur-propriétaire de mon lieu de résidence m’a convoqué. Il m’intime l’ordre de tuer un homme de ses ennemis sans quoi, il menace de me tuer ! Que dois-je faire ? Rava répondit : dans ce cas, il est préférable de mourir plutôt que de tuer car qui te dit que ton sang est plus rouge que le sien ? Peut-être que son sang est plus rouge que le tien ! (Sanhédrin 74, a)
Le Talmud ne raconte pas la fin de l’histoire. Il est probable que notre Juif soit mort assassiné pour avoir refusé de devenir lui-même assassin. La réponse de Rava occupe une place centrale dans le monde de la halakha. En l’absence de tout verset énonçant explicitement quelle est la conduite à suivre en pareil cas, la règle est qu’il faut se comporter d’après la logique. Et celle de Rava semble aux Sages du Talmud évidente : personne ne peut classer les vies humaines par ordre d’importance, à nos yeux toutes les vies sont équivalentes : nous avons tous le même sang qui coule dans nos veines. Ou, pour reprendre l’image du Talmud : tous les sangs ont la même couleur rouge ! De quel droit donc pourrions-nous nous autoriser à sauver notre vie au prix de celle d’autrui ? (Précisons toutefois que si notre Juif avait eu la possibilité de tuer son menaçant propriétaire, il aurait pu et même dû le faire, appliquant ainsi la fameuse loi talmudique de la légitime défense, qu’a fort justement rappelé notre premier ministre il y a quelques jours : “celui qui veut te tuer, anticipe et tue-le”).
Violer c’est tuer
Mais la portée de cette “logique de Rava” déborde le cadre de l’assassinat. En effet, un verset de notre paracha créé une analogie entre l’assassinat et le viol. En parlant de ce dernier, il est écrit : “cet acte est comparable à quelqu’un qui se lèverait pour tuer son semblable” ! (22,26) Or, les sages du Talmud, cherchant les conséquences juridiques d’une telle analogie, concluent : “nous en déduisons que, de la même façon qu’il vaut mieux se laisser tuer plutôt que de tuer, ainsi, il vaut mieux se laisser tuer plutôt que de violer”. Autrement dit, puisque sans la logique de Rava, nous n’aurions pas su qu’il vaut mieux mourir que tuer, nous n’aurions pas non plus pu en déduire qu’il vaut vieux mourir que violer !
Le cas de Shéva Ben Bihri
Qu’aurait dit Rava si le chantage avait été : “tue le ou je vous tue tous les 2 !”? Le Talmud de Jérusalem pose la question ainsi : imaginons que des non juifs exigent de la communauté juive locale de leur livrer l’un d’entre eux, n’importe lequel, afin qu’ils le tuent, sans quoi, c’est toute la communauté qui sera exécutée. La terrible réponse est unanime : mieux vaut que tout le monde meurt plutôt que de leur livrer l’un d’entre nous ! Mais si, insiste le Talmud, ils désignent spécifiquement l’un d’entre eux “comme dans l’affaire de Shéva Ben Bihri” ? Les avis sont dans ce cas partagés. Rabbi Yohanan pense : on le livre, même s’il n’est pas passible de mort. Resh Lakish dit : on ne peut le livrer que s’il est passible de mort, “comme ce fut le cas pour Shéva”. L’histoire de ce Shéva Ben Bihri est racontée dans le livre de Shmouel (Livre II, chapitre 20). Condamné à mort par David, il avait trouvé refuge dans la ville de Avel (près de l’actuel Métoula). Pour sauver la ville, ses habitants livrèrent Shéva à Yoav, le chef des armées de David, qui le tua. Maïmonide tranchera selon l’avis de Resh Lakish: si l’homme est innocent, on ne le livre pas. Mieux vaut que tout le monde meurt !
Quelle est ici la logique qui se cache derrière cette loi ? Certainement pas celle de Rava! Car ici, il ne s’agit plus de se sacrifier pour épargner un homme sous prétexte qu’on ne peut établir de hiérarchie entre les vies humaines, puisque la terrible alternative est que tout le monde sera tué même l’homme qui avait été désigné !
Extrême gravité
Rav Shaul Israeli za”l répondait ainsi : “qui te dit que ton sang est plus rouge que le tien”, n’est pas la seule raison qui exige de mourir plutôt que de tuer. La preuve en est que pour le viol aussi, il vaut mieux mourir, alors que la logique de Rava ne saurait s’appliquer. C’est donc qu’il existe des conduites humaines tellement graves, que rien ne saurait les justifier, pas même la volonté de sauver notre propre vie !
Et c’est uniquement parce que la gravité de l’acte que le terroriste nous demande d’accomplir sous la menace est énorme que nous avons le devoir de refuser de le faire, même au prix de notre vie.
C’est aussi la raison pour laquelle certains élargissent le champ d’application de la loi à un grave dommage et non plus seulement à l’assassinat. Pour eux, même si le non juif te dit : “coupe lui la jambe ou crève lui les yeux, sinon je te tue !”, il faut se laisser tuer plutôt que d’amputer autrui.
Celui de nos décisionnaires qui va le plus loin c’est Rabbénou Yona de Gérone (13ème siècle). Dans son livre Shaaré Téchouva (3ème porte, 139), il écrit : “Faire honte à quelqu’un en public est comparé par nos Sages à un assassinat. Il ne s’agit pas uniquement d’un message moralisateur, d’une parole exclusivement éthique. Cela porte à conséquence : de la même façon qu’il vaut mieux mourir plutôt que de tuer, ainsi mieux vaut-il mourir que d’humilier quelqu’un en public !
Cela fait plusieurs mois que la société israélienne est, bien malgré elle, en campagne électorale. Dans la lutte que se livrent les partis politiques pour obtenir des voix, les règles habituelles de respect mutuel, de savoir vivre, de savoir-écouter, sont tous les jours bafouées, d’autant plus facilement que chacun se laisse convaincre que c’est pour la bonne cause !
Dans ce contexte le ‘psak halakha’, la décision de Rabbénou Yona, est plus actuelle que jamais. Faire honte à quelqu’un en public ou sur les réseaux sociaux, l’humilier ou l’insulter, c’est quelque part l’assassiner un peu. Mieux vaut mourir !
Arrêtez-moi si je dis des bêtises
Elie Kling, Hemdat Hadarom
qu’il vaut mieux se laisser tuer plutôt que de tuer ? quelle folie !