Moïse est à la veille de sa mort. Dieu lui demande alors de préparer Josué à lui succéder. Il s’adresse à Moïse et à Josué ensemble et prononce des avertissements extrêmement sévères[1] :
« Dieu dit à Moïse : Voici tu vas mourir et ce peuple se lèvera et il suivra le dieu des peuples étrangers. Il m’abandonnera et renversera Mon alliance. Ma fureur s’abattra sur lui ce jour-là. Je l’abandonnerai et Je leur voilerai Ma Face. Il sera consumé et il sera atteint par de nombreux et terrifiants malheurs. Et il dira en ce jour-là : “n’est-ce pas parce que mon Dieu n’est pas en mon sein que ces malheurs me sont arrivés ?” Et Moi, voiler, Je voilerai Ma Face, car il se sera tourné vers d’autres dieux. Et maintenant, écrivez pour vous ce cantique, et enseignez-le aux Enfants d’Israël, mettez-le en leurs bouches, afin que ce cantique Me soit témoin auprès des Enfants d’Israël. Car Je l’emmènerai à la terre que J’ai jurée à ses pères, pays où coulent le lait et le miel. Il mangera, il sera rassasié, il prendra de l’embonpoint, il se tournera vers d’autres dieux, ils les serviront. Ils Me mettront en colère et renversera Mon alliance. Et lorsque des malheurs nombreux et douloureux lui surviendront, ce cantique témoignera devant lui, car il (le cantique) ne s’oubliera pas de la bouche de sa descendance… »
Rachi et de nombreux autres commentateurs expliquent que le cantique dont parle ici la Thora est le chant de la paracha Haazinou qui développe et explicite les idées énoncées ici de manière très succincte. Mais Haazinou conclut par une idée qui semble fondamentalement différente de celle exposée ici : Dieu fait le serment que finalement, Il libérera Israël, le ramènera sur sa terre et rétablira Sa gloire, ceci sans condition aucune[2] :
Voici, il n’y a dans ce chant aucune condition de repentir, car il s’agit d’un engagement total de Dieu, qui, même s’Il nous punit pour le mal que nous commettons, Il ne nous détruira pas, Il reviendra à nous, Il punira nos ennemis et Il pardonnera nos fautes pour la gloire de Son nom.
Aussi Rachi, en expliquant que ce cantique n’est pas constitué par les versets terrifiants cités plus haut mais par le chant de Haazinou, montre-t-il que nos versets, eux aussi – par-delà leur sévérité –, cachent une grande consolation.
« Je voilerai Ma face. » Cette phrase signifie justement qu’Il n’est jamais absent, qu’Il ne fait que se soustraire à nos regards. De plus, cette absence, annoncée avec force, devient une présence, un message, une parole. Elle est un appel surtout. Un appel au repentir. Donc un signe d’affection. C’est ainsi que les avertissements de Vayele’h témoignent du lien d’amour que Dieu conserve en tout temps avec le peuple d’Israël. Ils sont donc les précurseurs des promesses de Haazinou.
« Et maintenant écrivez pour vous ce cantique » ; de ce verset, on apprend qu’il existe une mitzva pour chaque Juif d’écrire toute la Thora[3]. L’interprétation des Sages du Talmud se distingue sur deux points de l’interprétation littérale rapportée par Rachi : ce commandement ne s’adresse pas seulement à Moïse et à Josué, mais à chaque Juif. Et ce n’est pas le cantique seulement qu’évoque Haazinou, mais toute la Thora qui doit être écrite par chacun. Quelles sont les expressions qui ont amené nos Sages à s’écarter de la compréhension littérale du texte ?
Nos Sages se sont peut-être posé la question : pourquoi Moïse devait-il écrire ce cantique si sa mort était imminente ? Si c’était uniquement pour que les Enfants d’Israël le possèdent, il suffisait que Josué ou n’importe quel scribe le retranscrive. Nos Sages ont compris que si c’est une mitzva pour un homme d’écrire la Thora le jour de sa mort, c’est que l’écriture de la Thora n’est pas seulement un moyen pour conserver le texte, c’est aussi une mitzva en soi par laquelle l’homme s’identifie à la Thora. Aussi ne suffit-il pas que Moïse seul écrive la Thora, les Hébreux se contentant de la lire et de l’étudier. Il faut que chaque Juif prenne sa plume et s’applique à écrire une à une chaque lettre, faisant ainsi corps avec chacune d’entre elles. Si c’est à Moïse que Dieu adresse cette mitzva, ce n’est pas parce qu’il serait le seul concerné, mais parce qu’il est le modèle de l’identification à la Thora.
Le dernier verset du paragraphe montre que derrière ce cantique se cache toute la loi[4] : « Et ce sera lorsque tous ces malheurs se réaliseront, ce cantique sera pour lui un témoignage car il (le cantique) ne s’oubliera pas de la bouche de sa descendance. »
Curieusement, Rachi lui-même dans son commentaire admet implicitement que c’est de la Thora tout entière qu’il s’agit ici : « Ce verset est une bonne nouvelle pour Israël, malgré leurs égarements, jamais ils n’oublieront la Thora. » Si Rachi accepte que dans ce verset le mot « cantique » signifie la Thora tout entière, c’est parce que le cantique pris au sens étroit parle justement de la fidélité à Dieu et à sa Thora. Aussi, apprendre par cœur ce cantique sans se souvenir de la Thora n’a aucun sens. On est donc obligé de comprendre que non seulement le cantique au sens étroit ne sera pas oublié, mais que la Thora tout entière, avec ses lois et commandements, sera toujours observée et respectée.
L’interprétation des Sages du Talmud est donc tout à fait légitime : en effet, si le mot cantique signifie la Thora tout entière à la fin du paragraphe, c’est cette signification qu’il doit avoir également au début du paragraphe lorsque Dieu ordonne de l’écrire. Le verset signifie donc que chacun doit écrire la Thora qui contient le témoignage et l’avertissement de Haazinou.
Et c’est bien cette mitzva, d’écrire un sefer Thora, qui explique que même si Dieu a voilé Sa face, Il revient pour sauver Israël. En effet, grâce à cette mitzva, Israël s’est identifié à la Thora. C’est pourquoi, même si, au cours des âges, très nombreux ont été les Juifs qui ont abandonné le judaïsme, il est toujours resté des Enfants d’Israël fidèles. Cette fidélité a une valeur toute particulière au temps où Dieu s’est apparemment caché. C’est ce mérite qui permet au peuple tout entier de devenir le témoin du temps du dévoilement de Dieu.
[1] Deutéronome xxxi, 14-27.
[2] Commentaire du Ramban, dit Na‘hmanide, s/Deutéronome xxxii, 40.
[3] Sanhédrin 21b.
[4] Deutéronome xxxi, 21.
Extrait de l’ouvrage A la Table de Shabbat du Rav Shaoul David Botschko