Chacun le sait, Rachi est concis. Pourtant, son premier commentaire de la paracha Vayéchev semble constituer un contre-exemple. Il s’agit d’expliquer pourquoi l’histoire d’Ésaü est résumée dans le seul chapitre xxxvi alors que celle de Jacob s’étend sur des parachiot entières. Dans ce commentaire, on peut distinguer trois parties qui semblent exprimer la même idée :
1 – « Après la présentation résumée de l’histoire d’Ésaü – car il importe peu de détailler toutes les péripéties de son installation, de l’ordre des guerres qu’il a menées, des peuples qu’il a chassés – le texte s’attarde sur l’installation de Jacob, sur sa descendance, sur les causes et le déroulement de son histoire, car celle-ci est importante aux yeux de Dieu. » Pour le lecteur qui n’aurait pas compris cette explication, Rachi l’illustre par des exemples et c’est la deuxième partie de son commentaire :
2 – « Et ainsi à propos des dix générations qui vont de Adam à Noé, la Thora se contente de dire « un tel a enfanté un tel » et, lorsqu’elle arrive à Noé, elle raconte son histoire. Ainsi en est-il des dix générations qui vont de Noé à Abraham, exposées succinctement, alors que pour Abraham, tous les détails sont fournis. » Si d’aventure, un lecteur n’avait toujours pas compris, voilà une parabole :
3 – « A quoi peut-on comparer cela ? À une perle qui serait tombée dans le sable. L’homme cherche alors dans le sable, puis le passe au tamis jusqu’à ce qu’il trouve la perle ; lorsqu’il la trouve enfin, il jette les cailloux et prend la perle. »
Mais ici comme ailleurs, Rachi a pesé ses mots. Ce ne sont pas des répétitions. En un raccourci saisissant, il nous a légué trois enseignements pour comprendre l’histoire.
Les guerres et les révolutions, les puissances économiques et militaires semblent dominer le monde. À côté d’Ésaü le Magnifique, Jacob le Petit fait piètre figure. Dans les livres d’histoire, on ne lui consacre même pas un petit paragraphe. La vision de la Thora, en revanche, est différente, nous enseigne Rachi : « Les guerres qu’il (Ésaü) a menées, les peuples qu’il a chassés » ne sont que des péripéties. Ce qui compte, c’est « l’installation » de Jacob, les maisons d’études qu’il a fondées, les valeurs morales qu’il prônait. Ce qui est essentiel, c’est de savoir que ses enfants seront porteurs de cet enseignement. C’est cela qui compte aux yeux de Dieu, le sort de l’univers en dépend.
Mais curieusement, les exemples que Rachi a choisis n’illustrent pas ce qui se passe dans notre paracha. En effet, Noé suit les générations qui vont de Adam jusqu’à lui-même. De même, Abraham est le dixième des dix générations qui commencent avec Noé, alors qu’avec Ésaü et Jacob, c’est différent : en un chapitre, la Thora raconte l’histoire d’Ésaü jusqu’à l’époque contemporaine de David : « Voici les rois qui régnèrent sur Édom avant que ne règne un roi en Israël[1]. » C’est donc une histoire postérieure à celle de Jacob.
Par cette comparaison, Rachi enseigne que la finalité de l’histoire de Jacob, c’est David. S’il a fallu dix générations pour qu’apparaisse un homme de bien, Noé, il faudra attendre dix générations pour qu’apparaisse un nommé Abraham qui sera capable d’être le père d’une famille, d’une histoire où priment la justice et la morale. Mais il faudra attendre de longues générations encore pour que cette histoire aboutisse à une nation qui érige la Thora en constitution et Dieu en guide suprême. Jacob, père des douze tribus, enclenche donc un processus qui ne s’achèvera complètement qu’avec David. C’est le roi David qui saura allier puissance et justice, c’est lui qui supplantera Ésaü pour former ce Malkhout Hachem, cet État régi par les lois de Dieu. Lorsque le verset dit : « Voici l’histoire de Jacob », Rachi nous enseigne qu’il faut comprendre : « Voici l’histoire de l’État juif qui débute avec Jacob et s’affirmera avec David », David apparaissant après le dernier roi d’Ésaü.
Malheureusement, le peuple juif lui-même ignore bien souvent le trésor dont il est possesseur. Il investit le meilleur de ses forces, de son énergie et de son intelligence dans toutes sortes de faux messianismes. Christianisme, marxisme et tous les autres « ismes » ont tous connu à leur tête des enfants du peuple juif. Aujourd’hui encore, le peuple juif refuse de faire fonctionner son État avec les lois de la Thora.
Et finalement, lorsque notre peuple aura tout essayé, qu’il aura expérimenté tous ces « nouveaux » systèmes pour découvrir que ce ne sont que des mirages, qu’il aura essuyé échecs après échecs, il réalisera que les idéologies qu’il avait embrassées n’étaient que des vulgaires cailloux. Alors seulement, il les jettera et s’emparera de la perle véritable. C’est donc d’expériences et de rejets que sortira la reconnaissance de la Thora.
C’est d’avoir enfoui notre perle dans le sable qui a rendu notre histoire si douloureuse. Lorsque nous la reconnaîtrons à nouveau, le Machia‘h, descendant de David, pourra se révéler.
[1] Genèse xxxvi, 31.
Extrait de l’ouvrage, A la Table de Shabbat du Rav Shaoul David Botshcko