« Quiconque a de la compassion pour son prochain, on peut être sûr qu’il est un descendant d’Abraham[1]. » En effet, le peuple juif s’est distingué au cours des âges par ses caisses de secours aux nécessiteux, sa solidarité avec ceux de ses membres en détresse, ainsi que par le soutien qu’il a toujours apporté aux écoles et maisons d’études. Donner n’est pas facile. À sa naissance, l’homme est un être qui ne fait que recevoir. Apprendre à donner, c’est s’élever au-dessus de sa condition de créature. Donner, c’est ressembler au Créateur.
L’origine de la mitzva de donner se trouve dans notre paracha. S’agit-il d’une « bonne action » qui a un caractère volontaire ou d’une obligation, d’une sorte d’impôt obligatoire ? Citons à ce propos rabbi Yaacov fils de rabbi Acher[2] qui prend clairement position : « C’est un commandement positif que de donner la tzédaqa selon ses moyens et il faut y faire « très très » attention, plus qu’à tous les autres commandements positifs, car ignorer le pauvre peut entraîner sa mort si on ne lui donne pas sur-le-champ. En plusieurs endroits, la Thora insiste sur cette mitzva : celui qui ne donne pas, non seulement n’a pas accompli un commandement qu’il se devait d’accomplir, mais il a désobéi à la Thora (contrevenu à un commandement négatif) car il est dit : « Tu n’endurciras pas ton cœur » et encore « Tu ne refuseras pas de tendre ta main au pauvre » et celui qui ignore la misère de son prochain est appelé « méchant » et est assimilé à un idolâtre, mais celui qui se montre scrupuleux est aimé de Dieu ». Donc, non seulement il est bien de donner, mais il est obligatoire de partager avec autrui. On peut même être considéré comme responsable des malheurs qui arriveraient à ceux que nous n’avons pas aidés.
Cette vigoureuse attitude de rabbi Yaaqov semble bien se dégager du verset qui évoque cette mitzva : « Lorsqu’il y aura un pauvre parmi tes frères dans une des villes de ton pays que Dieu te donne, n’endurcis point ton cœur, tu ne refuseras point de tendre ta main à ton frère le misérable, mais tu lui ouvriras généreusement tes mains et tu lui donneras suffisamment pour qu’il ne manque plus de rien[3]. »
Est-ce donc une mitzva pratiquement sans limite ? Non ! Nos Sages ont enseigné[4] : « Celui qui donne de la tzédaqa ne doit pas donner plus d’un cinquième » (de peur qu’il ne devienne pauvre à son tour[5]). Ce texte fixe un maximum à ne pas dépasser. Mais combien doit-on donc donner ? Rapportons ici les paroles de rabbi Yossef Caro dans le Choul‘han Aroukh[6] : « Combien faut-il donner ? S’il en a les moyens, selon les besoins des pauvres. S’il ne peut pas donner autant, qu’il donne jusqu’à un cinquième, cela c’est la bonne manière d’accomplir la mitzva. Un dixième de ses biens, c’est la norme. Moins que cela, c’est de l’avarice. »
D’où proviennent ces taux ? D’abord, à l’époque du Temple, il fallait céder un dixième de sa récolte au Lévi, puis encore un dixième, soit pour la consommer à Jérusalem, soit pour la donner aux pauvres ; les prélèvements obligatoires s’élevaient donc à un cinquième environ de la récolte. Mais cette habitude est plus ancienne encore. Abraham donna un dixième de tout ce qu’il possédait à Malkitzedeq qui était le cohen de son époque. Isaac institua la dîme comme obligation pour les générations futures[7]. Puis Jacob s’engagea à donner à Dieu deux fois un dixième : « De tout ce que Tu me donneras, deux fois un dixième je prélèverai[8]. »
De ces derniers textes il ressort que la tzédaqa consiste à prélever une partie de ce que l’on gagne dans un but religieux ou social, sans que cela soit directement lié à la situation du pauvre qui est en face de nous.
On peut conclure que la mitzva de tzédaqa comporte deux aspects. En premier lieu, il s’agit d’être habité par des sentiments de compassion pour son prochain. Comment peut-on vaquer à ses propres occupations, jouir de ses loisirs, profiter de tout ce que Dieu a mis dans son monde si, à-côté de soi, un pauvre n’a pas de quoi se nourrir ou si un enfant est privé d’enseignement juif. Qu’elle soit matérielle ou spirituelle, cette misère de notre prochain, doit nous poursuivre et nous empêcher de vivre « normalement », et c’est pourquoi, selon la Thora[9], celui qui ne pratique pas la tzédaqa est appelé « méchant ». Il est sans cœur.
En second lieu, l’homme doit savoir que ses biens ne lui appartiennent pas[10] : « À Dieu appartient la terre et ce qu’elle contient », nous ne sommes que des gérants d’un monde qui Lui appartient, nous témoignons de cela en effectuant des prélèvements obligatoires. Et c’est en ce sens que la Guémara enseigne que celui qui ne donne pas est considéré comme un idolâtre[11] : il ne reconnaît pas que Dieu est le « propriétaire » du monde.
Le Choul‘han Aroukh a donc légiféré : on doit donner pour la tzédaqa au moins un dixième de ce que l’on gagne. Mais ce dixième, dois-je l’utiliser uniquement pour des pauvres ou puis-je l’utiliser pour payer l’école juive de mes enfants, par exemple ? En effet, l’éducation des enfants est une grande mitzva, mais qui coûte cher. On pourrait alors penser que celui qui fait ce sacrifice et qui y consacre largement plus du dixième de ce qu’il gagne est quitte de la mitzva de tzédaqa. D’ailleurs le Talmud ne dit-il pas[12] : « Quel est celui qui pratique la tzédaqa en tout temps, c’est celui qui nourrit sa femme et ses enfants. » Et de nombreux couples ne décident-ils pas de limiter le nombre de leurs enfants par crainte de graves difficultés matérielles ? Aussi, celui qui construit une grande famille a véritablement accompli son devoir envers le peuple en faisant de grands sacrifices financiers. N’est-il donc pas légitime de considérer qu’il a accompli la mitzva de tzédaqa ?
Des décisionnaires contemporains sont arrivés à des conclusions divergentes sur ce point. Le Tzitz Eliézer[13] pense qu’effectivement, on peut utiliser l’argent du ma‘asser (la dîme) pour les mitzvot décrites plus haut. Il se fonde essentiellement sur le paragraphe du Choul‘han Aroukh qui enseigne la loi suivante : « Celui qui prend soin de ses grands fils et de ses grandes filles[14] afin qu’ils étudient la Thora, qu’ils aillent dans le droit chemin, ainsi que de ses parents qui sont dans le besoin… cela fait partie de la tzédaqa et cette tzédaqa a la priorité sur les autres »[15]. Le rav Moché Feinstein[16] est cependant d’un avis opposé. Certes, dit-il, ces mitzvot ont la priorité sur la tzédaqa, mais comme aujourd’hui un homme est tenu de remplir des devoirs envers sa famille, il ne peut considérer cela comme de la tzédaqa[17].
À travers ces deux auteurs, ce sont bien deux conceptions de la Tzédaqa qui s’affrontent : si l’essentiel, c’est d’avoir prélevé de ses biens, celui qui a une grande famille, sacrifie beaucoup, on ne peut exiger de lui davantage. Mais si ce qui prime c’est d’entendre le cri de ceux qui souffrent, alors le rav Moché Feinstein a raison, il ne s’est préoccupé que de ses obligations personnelles, pas au-delà.
Le Aroukh Hachoul‘han[18] conseille concrètement une voie médiane et ce sera notre conclusion : le Talmud dit[19] : « Maudit soit celui qui nourrit son père avec l’argent de la tzédaqa », c’est-à-dire bien que cela soit considéré comme de la tzédaqa, il ne faut pas utiliser l’argent réservé à cet effet pour son père ; on doit considérer cette action comme un devoir et non comme un acte de charité.
Aussi, pratiquement, celui qui a suffisamment de moyens pour s’occuper de sa famille, et sur le plan matériel et sur le plan de leur éducation, ne peut utiliser l’argent du ma‘asser à cet effet ; penser qu’il aurait accompli la mitzva de tzédaqa serait une illusion.
Mais celui qui a des moyens plus restreints peut considérer que ce qu’il donne pour l’éducation des siens le rend quitte de donner tout le ma‘asser afin de ne pas arriver à cette absurdité qu’il donne de la tzédaqa et ne paye pas les écoles juives. Non, l’éducation de ses enfants a la priorité, et il donnera pour autrui selon ses moyens, même si cela ne représentera pas un dixième de son revenu. On pourra alors accomplir la mitzva du ma‘asser lorsque l’on recevra une entrée exceptionnelle ; on mettra immédiatement de côté un dixième pour les pauvres. Il y a de toute manière bien d’autres façons de pratiquer la guémilout ‘hassadim, visiter les malades, soutenir les personnes qui sont dans la peine.
Il ne faut pas mépriser celui qui n’a pas la possibilité de consacrer des sommes importantes pour la tzédaqa. Ce qu’il donnera, en se privant de ce que d’autres considèrent comme indispensables, le rapprochera de Dieu. En effet, lorsque la Thora parle d’une personne qui apporte comme sacrifice un animal, elle dit « un homme qui offre », mais lorsqu’elle parle d’une personne qui apportera un sacrifice de farine, elle dit « une âme qui offre » c’est nous enseigne Rachi, que le pauvre qui n’a pu apporter que de la farine, Dieu considérera qu’il a donné son âme[20].
[1] Talmud Betza 32b.
[2] Dans le Tour Choul‘han Aroukh, chap. 247.
[3] Deutéronome xv, 7-8.
[4] Ketoubot 50a.
[5] Choul‘han Aroukh Yoré Déa, chap. 249.
[6] Chap. 249, paragr. 1.
[7] Maïmonide, Lois des rois, ix, 1..
[8] Genèse xxviii, 22, selon la Guémara Kétoubot 50a.
[9] Cf. Deutéronome xv, 9 : « Prends garde qu’il n’y ait point en ton cœur une pensée infâme… »
[10] Psaumes xxiv, 1.
[11] Kétouvot 68a.
[12] Kétouvot 50a.
[13] Livre 9, chap. 1.
[14] « Grands », c’est-à-dire âgés de plus de six ans, nous disent les commentateurs.
[15] Chap. 251, § 3.
[16] Iguerot Moché, Yoré Déa I, chap.143 et Yoré Déa II, chap. 113.
[17] Voir Taz sur Yoré Déa 249, 1 : on ne peut pas utiliser le ma‘asser pour faire face à ses obligations.
[18] Chapitre 251.
[19] Qiddouchin 32a, rapporté dans le Choul‘han Aroukh Yoré Déa 240, 5.
[20] Rachi s/Lévitique ii, 1.
Extrait de l’ouvrage du Rav Shaoul David Botschko »A la table de Shabbat »
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029972023