Les non-Juifs sont-ils concernés par la législation juive dont les grandes lignes sont décrites dans cette paracha ? Une grande autorité de la Renaissance a traité de cette question dans une responsa. Il s’agit du rav Moché Isserlès de Cracovie (appelé aussi le Rema), le grand codificateur achkénaze[1].
Certes, les non-Juifs n’ont à respecter que les sept lois noa’hides. Ils ne sont pas tenus d’observer les lois religieuses de la Thora. Mais parmi ces sept lois, il y a l’obligation d’établir au sein de chaque pays une justice se fondant sur un ensemble des règles qui sont les mêmes pour tous : « Tout comme Israël a l’obligation d’installer des tribunaux dans chaque région et dans chaque ville, de même les non-Juifs ont l’obligation d’installer des tribunaux dans chaque région et dans chaque ville[2]. »
Le rav Isserlès s’interroge alors sur la question de savoir si ces règles doivent s’inspirer de la paracha Michpatim et de toute la législation orale qui la prolonge. Il montre que cette question a déjà été traitée dans le traité du Talmud Sanhédrin 56b. Ce passage explique que les sept lois noa‘hides se trouvent en allusion dans un verset du début de la Genèse :
« Hachem Elohim ordonna à Adam : “Manger, tu devras manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras point[3]…” »
Où donc se trouve, dans ce verset, l’allusion à l’obligation d’établir des tribunaux ? Deux opinions s’affrontent sur ce point. Pour rabbi Yo‘hanan, c’est dans le mot : « ordonna » ; si Dieu donne des ordres à l’homme, c’est qu’Il n’accepte pas que règne l’anarchie. Aussi les hommes doivent-ils s’organiser pour empêcher le désordre. Il faut donc qu’ils organisent la justice. Pour rabbi Yitz‘haq, c’est dans la présence du nom Elohim. En effet, ce nom est a priori inutile, il suffisait de dire « Hachem ordonna ». Pourquoi donc ajouter Elohim ? Rabbi Yitz‘haq répond que Elohim désigne également les juges. En effet c’est bien ce sens qu’il revêt dans la paracha Michpatim dans le verset : « Elohim, tu ne maudiras pas ainsi qu’un prince de Ton peuple[4]. » Elohim juxtaposé à « prince » ne peut pas signifier « Dieu », mais bien « juge ». Si c’est Dieu en tant que Juge qui s’adresse à l’homme, c’est qu’Il demande à l’homme de se conduire avec justice, telle est l’opinion de rabbi Yitz‘haq.
Le Rema explique alors que ces deux éminents maîtres ne débattent pas simplement sur le mot qui est à la source de notre obligation. Ce serait une controverse vaine. En fait, dit-il, ils défendent tous deux une conception différente de la justice qui doit être pratiquée par les non-Juifs. Pour rabbi Yo‘hanan, il s’agit surtout d’empêcher l’anarchie. Ce que contiennent les lois n’est pas essentiel, pour autant qu’elles respectent les fondements du droit exprimés par les six autres commandements noa’hides. Ensuite, les hommes ont le droit d’organiser la justice comme ils l’entendent. Pour rabbi Yitz‘haq, l’exigence de justice est une exigence du Dieu d’Israël qui a révélé Ses lois au mont Sinaï. Ce sont ces lois qui doivent être respectées par tous les hommes. Ce n’est donc pas une justice quelconque qui doit être appliquée, mais celle qui prend sa source dans la Thora.
C’est Hachem Eloqim qui donna à Adam son premier commandement. Le nom Eloqim rappelle l’attribut de rigueur et de justice, celui de Hachem l’attribut de miséricorde. C’est de cette double dimension que tout droit doit s’inspirer. Nous avons montré dans le précédent article comment la miséricorde intervient dans le droit. Rappelons également l’interdiction de réclamer son dû à un débiteur en difficulté tout comme de prendre un intérêt même raisonnable pour un prêt consenti. Il s’agit bien de charité érigée en droit.
Notre paracha montre également des exemples de sévérité extrême. Le voleur, celui qui s’est emparé du bien de son prochain en cachette devra rembourser le double. Il ne suffit pas qu’il rende ce qu’il a pris, il lui faudra en plus ressentir lui-même le mal qu’il a causé en se privant à son tour d’une somme équivalente à celle qu’il s’était appropriée.
Mais la Thora va plus loin encore : en cas de vol d’un mouton ou d’un bœuf, le coupable devra parfois rembourser plusieurs fois la valeur de ce qu’il a pris : « Lorsqu’un homme volera un bœuf ou un mouton, qu’il l’égorge ou le vende, il payera cinq bœufs pour remplacer le bœuf volé et quatre moutons pour remplacer le mouton volé[5]. »
Certes, cette loi est limitée aux deux cas particuliers du vol du bœuf ou du mouton à l’exclusion de tout autre animal ou objet. Néanmoins cette loi, qui semble disproportionnée par rapport à la faute, existe. Elle a sans aucun doute valeur de symbole. En effet, le voleur en vendant ou en égorgeant la bête s’est interdit tout retour en arrière. Il ne pourra plus rendre la bête elle-même ; même s’il se repent, il ne pourra plus réparer ce qu’il a fait, il pourra seulement dédommager. Il a rendu son vol définitif. Il s’est mis dans une situation que l’on pourrait qualifier de non-retour.
La Thora le condamne avec une extrême rigueur, pour faire prendre conscience à tous les voleurs potentiels de la gravité de leurs actes. Le Talmud[6] considère même que celui qui a volé son prochain peut être considéré comme s’il lui avait ôté la vie. Bien souvent, les êtres sont en effet très attachés aux choses et on ne peut mesurer la peine et la souffrance lorsqu’on prend aux hommes quelque chose qu’ils chérissent ou, comme dans le cas du bœuf et du mouton, ce qui est leur gagne-pain, le bœuf grâce à sa force de travail et le mouton grâce à sa laine.
Toute justice est ainsi confrontée à une double exigence : prendre en considération les faiblesses humaines tout en n’occultant point la soif de justice absolue.
Seul Hachem Eloqim peut nous indiquer comment concilier ces contraires. C’est le but de la Révélation au Sinaï de toutes ces lois qui concernent les rapports entre les êtres humains.
[1] Responsa du Rema, chap. 10.
[2] Sanhédrin 56b.
[3] Genèse, II, 16 et 17.
[4] Exode xxii, 27.
[5] Exode xxi, 37.
[6] Baba Qama 119a.
Extrait de l’ouvrage du Rav Shaoul David Botschko »A la table de Shabbat »
Pour se procurer l’ouvrage :
hesder2@gmail.com
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