Interrogation impie ?
Moïse est en effet le plus grand des prophètes. Lorsque sa sœur Miriam la prophétesse s’est permis d’exprimer quelques critiques à son encontre, elle a été sévèrement punie et Dieu a déclaré alors toute l’affection qu’il portait à Son serviteur : « Écoutez Mes paroles : les prophètes, Je ne me fais connaître à eux que dans une vision ou c’est dans un rêve que Je m’adresse à eux. Tandis que Moïse est Mon serviteur, Il est l’homme de confiance dans Ma maison. C’est face à face que Je lui parle, c’est explicitement que Je m’adresse à lui. Je n’utilise point de voile, il a même pu contempler Dieu. Comment avez-vous osé médire de Mon serviteur[1] ? »
Et pourtant, dans cette même paracha Beha‘alotkha, Moïse doute du pouvoir de Dieu : Lorsque les Hébreux réclament de la viande à cor et à cri, Hachem s’engage à leur en en fournir pour un mois entier. Moïse s’écrie :
« Ce peuple compte six cent mille hommes et Toi Tu me dis : Je leur donnerai de la viande et ils en mangeront pendant un mois entier. Même si on leur égorgeait du menu et du gros bétail, y en aurait-il assez ? Même si l’on rassemblait tous les poissons de la mer, y en aurait-il assez [2] ? »
La réponse de Dieu confirme que Moïse a bien douté[3] :
« Dieu serait-Il limité dans Ses pouvoirs ? Tu le verras, Mes paroles s’accompliront. »
Rabbi Chimon Bar Yo‘haï n’a pu accepter que l’on comprenne ces versets dans leur sens littéral et il s’exclame[4] :
À Dieu ne plaise, Moïse n’a pas douté de Dieu, mais il a voulu défendre son peuple. Comment vas-tu nourrir ce peuple pendant un mois, pour le tuer ensuite ? Et Dieu lui répond : Ne vaut-il pas mieux que tout ce peuple meure et que l’on ne puisse douter du pouvoir divin ?
Mais rabbi Aqiba n’accepte pas cette interprétation ; pour lui, Moïse a bien douté de Dieu. Et ce ne serait pas un accident unique. Rabbi Aqiba rappelle que, dans la paracha ‘Houqat, Moïse, au lieu de parler au rocher pour qu’il donne de l’eau, le frappa. Dieu punit alors sévèrement Moïse de Lui avoir désobéi et surtout « de ne pas Lui avoir fait confiance » qu’Il pouvait faire jaillir de l’eau du rocher sans même qu’on le touche[5].
De plus, ce n’était pas la première fois que Moïse exprimait une hésitation. En effet, lors de l’intronisation de Moïse comme prophète, lorsque Dieu lui demandait de faire sortir les Hébreux d’Égypte, il refusa sous prétexte qu’il était bègue et que sa mission ne pourrait donc pas réussir. Dieu dut lui rappeler que c’est le Tout Puissant qui rend bègue et qu’Il peut donc lui rendre la parole[6].
À chaque fois, Moïse dut supporter les conséquences de ses doutes :
Lorsqu’il affirma, qu’étant bègue, il ne pouvait assumer une mission, il fut privé de devenir père d’une dynastie de cohanim[7]. Lorsqu’il s’interrogea sur la capacité de Dieu à fournir de la viande, il dut partager avec soixante-dix sages le privilège de prophétiser[8]. Et enfin lorsqu’il manqua de confiance et frappa le rocher, il lui fut interdit de conduire le peuple hébreu en Israël[9].
On lui refuse d’abord de transmettre son statut de guide à ses enfants ; ensuite de son vivant, il doit partager ses responsabilités, pour devoir finalement se démettre avant d’avoir achevé sa mission.
Mais même si le texte ne le dit pas, il ne me semble pas que Moïse ait vraiment prononcé les phrases qui mettent en question l’essentiel de la foi ; ce qui s’est vraisemblablement passé, c’est que le doute l’avait effleuré ; mais Dieu qui lit les pensées de l’homme a su que Moïse avait faibli, même si ce n’était que le temps d’un moment infiniment petit.
Celui qui a parlé face à face avec Hachem, qui s’est élevé au niveau des anges et qui les a même dépassés, qui a pu se priver de nourriture et de boisson durant trois périodes de quarante jours, n’en n’est pas moins resté humain[10].
Placer totalement sa confiance en Dieu, s’abandonner complètement dans Ses bras est le niveau de spiritualité et de sainteté le plus élevé. Sur cette échelle de la confiance, Moïse s’est hissé plus haut qu’aucun autre être humain, mais l’homme qu’il était n’a pas pu grimper jusqu’au sommet absolu.
Ainsi, il ne faut peut-être pas comprendre les punitions de Moïse comme des sanctions, mais plutôt comme la marque de sa finitude. Si ses enfants avaient été ses héritiers spirituels, si tout au long de sa vie il avait été le seul à bénéficier de la prophétie, s’il avait pu achever sa mission, il serait devenu (si l’on pouvait s’exprimer ainsi) presque l’égal de Dieu.
Mais le doute de Moïse est peut-être d’une tout autre nature.
Vraisemblablement, il savait de manière certaine que le pouvoir de Dieu est sans limites aucune.
Son interrogation ne portait que sur les modalités de cette intervention, le pari de la création étant de laisser à l’homme le soin d’intervenir et d’agir.
Aussi, lorsque Dieu lui demande de faire sortir les Hébreux d’Égypte, Moïse sait-il que son rôle ne se bornera pas à n’être qu’une marionnette dans les mains de Dieu, mais qu’il devra prendre ses responsabilités et subir mille tourments. Moïse est sincèrement humble, il doute vraiment de lui-même et lorsqu’il dit à Dieu « je suis bègue », il appelle le Tout Puissant à son secours.
Lorsque Dieu se propose de donner de la viande aux Hébreux, il sait que Hachem peut fournir plus de viande encore que l’homme ne peut en demander.
Mais ce que Moïse ne comprend pas, c’est comment Dieu va procéder pour que les Hébreux soient satisfaits. Moïse savait que ce n’était pas la faim qui justifiait les réclamations de son peuple ; l’homme restant maître de son libre arbitre, même si on lui donnait tout ce qu’il désirait, il réclamerait encore. « Cela leur suffirait-il ? » signifie « pourront-ils être satisfaits ? »
Lorsque Moïse frappe le rocher au lieu de lui parler, il montre qu’il ne croit pas que l’homme puisse devenir meilleur par la seule vertu du dialogue ; mais, si on use de violence à son égard, il perd sa dimension d’homme. Aussi Moïse interrogeait-il Dieu avec angoisse : comment trouver une issue à cette voie qui semble bouchée ?
Mais Moïse s’est trompé. Dieu peut intervenir tout en respectant la liberté de l’homme. C’est une vérité mystérieuse qui est au-delà de la compréhension humaine.
Moïse, qui vivait les révoltes successives des Hébreux, croyait qu’ils étaient mauvais et que leur conduite ne pouvait s’améliorer qu’avec des châtiments, ce qui les priverait de leur liberté !
Non ! répond Dieu avec force ; ils sont intrinsèquement bons. Aussi peuvent-ils changer et devenir reconnaissants une fois que l’on aura satisfait leur demande, car lorsqu’ils agissent mal, ce n’est pas leur essence qui est atteinte. On peut alors leur parler pour les ramener à Dieu ; Israël reviendra alors à Dieu ; lentement peut-être, mais sûrement.
Croire à la venue du messie, c’est croire en l’homme créé à l’image de Dieu.
[1] Nombres xii, 6 à 8.
[2] Nombres xi, 21 et 22.
[3] Ibid., 23.
[4] Rachi s/Nombres xi, 22.
[5] Nombres xx, 12.
[6] Exode iv, 11.
[7] Rachi s/Exode iv, 14.
[8] Nombres xi, 16.
[9] Nombres xx, 12.
[10] Voir à ce propos le traité Houlin 139b qui indique que Moïse est resté de chair.
Extrait de l’ouvrage A la Table de Shabbat du Rav S.D. Botschko