Notre paracha traite de l’interdiction de prêter avec intérêt. Par l’étude d’une question particulière nous allons tenter de comprendre une des raisons de cet interdit.
Un homme a prêté de l’argent à son ami sans intérêt. Lorsque ce dernier rend l’argent, il ajoute un chèque comme cadeau de bar-mitzva pour le fils du prêteur. Ce chèque est d’un montant bien supérieur à celui que l’on a l’habitude de donner pour une bar-mitzva. A-t-on le droit d’accepter ce cadeau ?
La Thora elle-même interdit le prêt à intérêt (en hébreu, ribbit) [1] :
« Lorsque tu prêteras de l’argent à ton prochain, le pauvre qui habite avec toi, tu ne lui prendras point d’intérêt. »
Curieusement, les Sages du Talmud expliquent que cette interdiction ne concerne pas que le prêteur, mais également l’emprunteur, les témoins et tous ceux qui ont un rapport avec la transaction.
Pourquoi cette sévérité particulière ? La Thora donne une indication qui aide à mieux comprendre le sens de cette loi. En effet, elle conclut ainsi cette interdiction :
« Je suis Hachem votre Dieu qui vous a sortis du pays d’Égypte et vous a donné la terre de Canaan pour y être votre Dieu. »
Les Sages expliquent ainsi le rapport entre la sortie d’Égypte et le ribbit :
« D’ici l’on apprend que celui qui accepte le joug de la loi sur les intérêts accepte le joug divin, tandis que celui qui s’en débarrasse est considéré comme s’il rejetait tous les commandements. C’est à condition que vous acceptiez les lois concernant l’intérêt que Je vous ai sortis d’Égypte, car quiconque se soumet à ces lois reconnaît la sortie d’Égypte, tandis que celui qui les récuse nie également la sortie d’Égypte. »
Les Sages donnent ici une leçon essentielle : certes, le ribbit n’est pas en soi un crime. En effet, les intérêts sont le loyer du capital immobilisé. Les exiger est une nécessité dans une société régie par des lois économiques. Mais, font remarquer les Sages, c’est cette même logique, l’impérialisme des lois du marché, la primauté de l’économie sur l’humain, qui a amené la mise en esclavage du peuple hébreu devenu ainsi une main d’œuvre bon marché et corvéable à merci.
Les Juifs sont sortis d’Égypte pour enseigner au monde une logique différente, selon laquelle l’économie est au service de l’homme. Il ne faut pas que l’homme devienne l’esclave des exigences des lois du marché. Tous ceux qui participent, prêteurs, emprunteurs, témoins, au prêt à intérêt se soumettent à la loi du marché et c’est cela que Dieu interdit.
Ainsi la Thora elle-même (déorayta) n’interdit que le prêt à intérêt dont les modalités sont fixées à l’avance, car il est alors l’expression d’un accord économique entre les deux partenaires.
Mais les Sages d’Israël (midérabanan) interdisent à l’emprunteur de rembourser au prêteur plus que ce que celui-ci lui a prêté, même s’il s’agit d’un geste spontané de sa part et qui ne répond donc pas à une logique économique, geste qui exprime les sentiments de reconnaissance de l’emprunteur qui a été secouru grâce au prêt : « Il lui a emprunté de l’argent. Si au moment du remboursement, il lui donne un cadeau et lui dit qu’il s’agit d’un dédommagement pour l’immobilisation de son argent, il aura transgressé la loi du ribbit[2]. »
Le cas où l’emprunteur donne un cadeau au fils du prêteur n’est pas mentionné explicitement dans le Choul‘han Aroukh, le code de lois du judaïsme, mais un cas qui lui ressemble est rapporté : il est interdit de donner de l’argent à un jeune – qui est encore dépendant de ses parents – pour que celui-ci intervienne auprès de son père pour l’obtention d’un prêt[3].
On pourrait en déduire qu’il revient au même de donner de l’argent en plus au prêteur ou à son fils et par conséquent qu’il serait interdit d’accepter le chèque pour le bar-mitzva. Mais en fait il existe des distinctions essentielles entre notre cas, celui où l’argent donné en plus l’est au moment du remboursement, et le cas du Choul‘han Aroukh, où l’argent est donné pour obtenir un prêt.
En effet, dans ce dernier cas, l’argent donné répond à un besoin économique; il s’agit en fait d’une commission. Il fait ce geste pour obtenir le prêt, tandis que celui qui ne le donne qu’au moment du remboursement, le donne pour exprimer sa gratitude. Aussi, on peut envisager que l’interdiction de donner l’argent au fils du prêteur n’a cours que lorsqu’on donne cet argent avant le prêt pour l’obtenir, mais pas dans le cadre du cadeau de bar-mitzva, car dans ce cas, le cadeau ne correspond pas à une logique économique.
Par ailleurs, d’après certains décisionnaires (le Tour, au nom de Rachi), même lorsque le cadeau est donné au prêteur lui-même au moment du remboursement, ce n’est interdit que si celui qui rembourse dit explicitement que ce cadeau représente un dédommagement pour le prêteur qui n’a pas pu faire fructifier son argent.
Rabbi Yossef Caro n’a pas retenu cette opinion malgré le fait qu’elle ressorte de la lecture première de la Michna. Il décide que même si l’emprunteur se taisait, il n’aurait pas le droit d’ajouter de l’argent au moment du remboursement.
On peut donner deux explications de cette opinion sévère de rabbi Yossef Caro. D’une part, si l’emprunteur donne son cadeau au moment du remboursement – et surtout s’il est d’une certaine importance – c’est comme s’il explicitait qu’il le donnait en tant que dédommagement. D’autre part, les Sages veulent empêcher que les personnes n’usent de stratagèmes pour détourner la loi du ribbit. En effet, on pourrait craindre que l’emprunteur fasse comprendre au prêteur qu’il saura, le temps venu, le récompenser.
On ne peut invoquer ni l’un ni l’autre de ces arguments lorsque le cadeau est donné au fils du prêteur. En effet, on ne peut pas dire que, même sans l’exprimer explicitement, il s’agisse d’un dédommagement pour l’immobilisation de l’argent, mais il semble bien qu’il s’agit plutôt d’un signe de reconnaissance, une manière de dire merci. De plus, dans ce cas, il n’y a pas lieu de craindre de stratagème, l’argent n’étant pas donné au prêteur lui-même. D’après ces explications, le père peut remettre à son fils le cadeau qu’il a reçu de l’emprunteur pour sa bar-mitzva.
D’après le rav Chaoul Yisraéli (dans un courrier envoyé par le Kollel Eretz Hemda à l’auteur de cet ouvrage), s’il est interdit de donner « la commission » au fils du prêteur, c’est parce que cela pourrait permettre au prêteur lui-même de faire des économies, son fils ayant besoin de recevoir moins d’argent de son père.
D’après cette explication, il faudrait également interdire de donner le cadeau au bar-mitzva, ce cadeau pouvant également amener une économie au prêteur. Aussi, préconise-t-il de mettre l’argent de côté jusqu’à ce que le fils grandisse et ne dépende plus économiquement de son père.
Cette brève étude est un aperçu des discussions abordées sur les questions les plus diverses de la vie, développements nécessaires pour celui qui veut diriger son comportement selon la halakha (littéralement « la marche à suivre »), mot qui désigne un vécu du judaïsme dans le respect et de la loi et de l’esprit de la loi. Aussi, celui qui rejette les lois du ribbit pense que son gagne-pain dépend uniquement de ses forces, de ses capacités et de son intelligence. Celui-là montre ainsi qu’il ne croit pas en Dieu en tant que « surveillant » du monde[4].
Le respect de la loi du ribbit en particulier – explique le rav Kacher – est un témoignage de la soumission à la Loi. En effet, dit-il, la loi du ribbit est difficile à respecter et celui qui s’y soumet témoigne de la manière la plus éloquente qu’il a accepté le joug divin, car celui qui respecte les lois du ribbit témoigne de sa foi que Dieu est Celui qui s’occupe du monde, nourrit, renonce aux intérêts. C’est cet esprit que Dieu a voulu nous inculquer en Égypte.
[1] Lévitique xxv, 35-37.
[2] Baba Metzia 75b.
[3] Yoré Déa, 160, 16.
[4] Commentaire du rav Kacher sur la paracha Behar.
Extrait de l’ouvrage du Rav Shaoul David Botschko ”A la Table de Shabbat”