LPH donne la parole aux lecteurs
Je suis assez dérangé par la récente vague d’articles critiquant la réponse orthodoxe aux mesures de distanciation sociale…
Oui, les juifs religieux ont majoritairement réagi moins vite et moins systématiquement que d’autres groupes sociaux à la menace du virus. A la vitesse où vont les choses, un tel retard se paie par des milliers d’infections supplémentaires, et Dieu seul sait combien de morts.
C’est absolument tragique. Absolument triste. Oui, on peut certainement réfléchir aux raisons de ce fiasco, mais toute réaction critique qui oublie le drame humain qui se joue sous nos yeux est réellement problématique.
Cela étant dit, pour ceux qui veulent analyser, voici 3 éléments à décharge.
Premièrement, nos identités personnelles et collectives sont façonnées par les récits fondateurs que nous racontons aux autres et à nous-mêmes. Or l’orthodoxie a toujours insisté sur le fait que la pratique des mitsvot est une forme de résistance face aux ennemis extérieurs. Quand les Grecs et les Romains nous opprimaient, les Juifs étudiaient la Torah ; quand les nazis nous enfermaient dans des camps, les Juifs trouvaient le moyen d’organiser des minyanim secrets. Et ainsi de suite.
Peu importe l’exactitude historique, l’important est ici l’image interne du Juif pratiquant : face à la menace, on se renforce dans la pratique des commandements. Malheureusement, le réflexe de survie enseigné par des siècles de pogroms s’est révélé incroyablement inadapté face à une pandémie meurtrière.
Deuxièmement, toutes les communautés orthodoxes ne sont pas égales. Aux USA, les communautés orthodoxes modernes ont appelé à la fermeture complète des synagogues, à l’annulation des mariages et autres célébrations, etc., plusieurs JOURS avant que les premiers gouvernements occidentaux n’emboîtent le pas. En temps de Corona, ce sont des vies humaines qui ont été sauvées parce que des rabbins ont fait preuve de courage et de vision.
Troisièmement, l’orthodoxie se définit en opposition au monde extérieur via la création d’un « mur de séparation » culturel. Ce mur est plus ou moins haut et plus ou moins large : plus impénétrable chez les haredim, plus poreux chez les sionistes religieux. A l’évidence, les communautés orthodoxes ouvertes ont une attitude plus positive face à la science ou à la collaboration avec le pouvoir politique. Mais en contrepartie, elles sont bien moins protégées d’autres aspects négatifs du monde moderne, tels que le matérialisme et l’individualisme. Certes, ces derniers ne tuent pas. Il n’empêche : l’épaisseur du mur culturel propre à chaque communauté résulte nécessairement dans un trade-off dont les conséquences varient en fonction des circonstances.
Au final, la crise du coronavirus pose clairement d’immenses questions pour le monde religieux. Nous assistons à une crise du leadership – tout le monde perçoit clairement que certains grands rabbins, présumés quasi-infaillibles en vertu de la doctrine du Da’at Torah, se sont lourdement trompés. Les grandes déclarations selon lesquelles « l’étude de la Torah est la meilleure protection face au danger » datent d’il y a quelques jours à peine, mais la suite des événements a donné raison à des experts médicaux parfois bien éloignés de la tradition. Comment comprendre ce naufrage ?
Par ailleurs, alors que les rabbins sont peut-être la tranche de la population la plus touchée par l’épidémie mondiale, que valent encore les appels à se renforcer dans la tsniout, à éviter le lachon hara (et j’en passe) ? Quand les « modèles à suivre » sont ceux qui souffrent le plus du virus, qui va vraiment croire que les mitsvot ont une fonction prophylactique ? Il s’agirait de freiner un peu la pensée magique…
Mais ces changements, nous les suivrons dans les mois et les années qui viennent. En attendant, je prie pour la refoua chelema des malades. Et notamment pour la guérison d’un Juif avec grande barbe et chapeau noir. C’est l’une des personnes les plus extraordinaires que j’ai rencontrées dans ma vie, et il est en réanimation depuis plusieurs jours ….
Refoua Chelema à mon Roch Yechiva.