Pour l’auteur du Sfat Emet, le rabbi de Gour, le Séder de Pessa‘h n’est pas seulement le jour du souvenir, le jour de la commémoration de la sortie d’Égypte. Cette mitzva, elle, s’accomplit déjà quotidiennement, comme le souligne rabbi Eléazar Ben Azaria dans la Haggada. L’objectif de cette soirée est de nous permettre à notre tour de sortir d’Égypte[1].
La Haggada est éloquente à ce sujet. Après avoir affirmé :
« Chacun est tenu de se considérer comme étant lui-même sorti d’Égypte »,
elle ajoute :
« Non seulement nos pères furent sauvés, mais Il nous délivra avec eux comme il est dit : c’est nous qu’Il sortit de là-bas afin de nous amener au pays qu’Il a promis à nos pères[2]. »
Le Séder, grâce à la commémoration, doit nous permettre de dévoiler l’Égypte dans laquelle nous sommes nous-mêmes plongés afin que, ce soir-là, grâce à cette découverte, nous puissions en sortir.
Quelle est donc cette Égypte ? Pour répondre à cette interrogation, le Sfat Emet cite un autre passage de la Haggada expliquant que l’esclavage égyptien nous a épargné un sort plus terrible encore, celui de la destruction totale planifiée par Laban :
« L’Araméen s’acharnait à détruire mon père (Jacob) qui descendit alors en Égypte[3]. »
Ce verset, sur lequel la Haggada insiste tant, en l’introduisant par les mots tzé oulemad, « Sors et apprends », ignore volontairement toutes les péripéties qui se sont déroulées entre la dispute de Jacob avec Laban et sa descente en Égypte. Il enseigne que les visées de Laban étaient infiniment plus dangereuses que celles de Pharaon, car il voulait porter atteinte à « l’essentiel ».
Jacob confirme combien était dangereux son séjour chez le père de Rachel et Léa :
« J’ai habité avec Laban et j’ai tardé jusqu’à présent[4] ».
Si j’ai tardé, affirme-t-il, c’est à cause de Laban. Si Dieu ne l’avait pas soutenu, il n’aurait jamais pu quitter son pays et nous pouvons ajouter, s’il n’avait été parfait comme il l’était, Jacob n’aurait pu affirmer : « J’ai habité avec Laban, et les 613 commandements, je les ai gardés[5]. »
Mais finalement, même Jacob s’est laissé séduire par Laban et ce n’est qu’avec un retard de six ans qu’il revient chez son père, dans la famille ancestrale.
Laban a proposé à Jacob de troquer son identité contre des richesses matérielles : reste près de moi, même si je suis idolâtre, travaille pour moi, même si mes valeurs sont à l’opposé des tiennes et je te donnerai un salaire.
Et lorsque le père de Rachel cherche les statuettes qu’il adorait, Jacob, ignorant que sa femme les avait prises, devant les soupçons de Laban, s’écrie[6] : « Jamais je ne me serais permis le sacrilège de porter atteinte à tes dieux. Si un des miens a commis ce forfait, qu’il meure ». Jacob donc, contrairement à Rachel, n’est pas encore mûr pour devenir celui qui détruira les autels cananéens.
Devant ce danger, déclare le Sfat Emet, l’esclavage en Égypte, autant que la sortie d’Égypte, feront du peuple juif un peuple à part, un peuple autre.
Nous commémorons l’esclavage au même titre que la libération, nous mangeons les herbes amères autant que la matza car ce sont les deux, ensemble, qui ont créé le peuple juif.
Pour mériter de sortir d’Égypte, il faut comprendre la leçon de l’esclavage : le peuple juif est inassimilable ; il faut démasquer les illusions des Laban de tous les temps, il faut recouvrer une identité inaltérée.
C’est dans cette prise de conscience que le Séder de cette année nous amènera en Eretz Israël.
[1] Sfat Emet, Pessa‘h 5631.
[2] Haggada de Pessa‘h.
[3] Deutéronome xxvi, 5 cité par la Haggada.
[4] Genèse xxxii, 15.
[5] Rachi s/Genèse xxxii, 15.
[6] D’après Genèse xxxi, 32.
Extrait de l’ouvrage ”A la Table de Shabbat” du Rav Shaoul David Botschko