Parler de la transmission de la Shoah ne peut se faire sans aller interroger ceux dont c’est l’occupation quotidienne à Yad Vashem. Ce haut lieu de notre mémoire et même peut-on dire de la mémoire de l’humanité reçoit chaque année des centaines de milliers de visiteurs: personnalités, groupes d’adultes ou d’élèves, du monde entier.
Yad Vashem possède un service pédagogique dont le but est précisément de réfléchir à la meilleure façon de transmettre cette partie de l’histoire.
Nous avons interrogé Yoni Berrous, responsable des formations pour éducateurs dans les communautés juives en Europe, à l’école internationale de la Shoah à Yad Vashem.
Le P’tit Hebdo: Pour commencer, permettez-nous une question personnelle. Qu’est-ce qui vous a poussé à entrer à Yad Vashem?
Yoni Berrous: J’ai commencé à travailler à Yad Vashem dans le cadre d’un emploi étudiant. Je me disais que tant qu’à travailler pendant mes études autant que ce soit un travail avec du fond. Etant d’origine algérienne, je pensais ne pas avoir de lien direct avec la Shoah. Il me semblait que cette distance me donnait un certain recul pour aborder le sujet. J’ai commencé mon travail avec une amie ukrainienne dont la famille a été touchée par la Shoah, elle n’a pas pu finir la première journée à Yad Vashem.
Puis j’ai fait des recherches sur mon nom de famille et celui de jeune fille de ma grand-mère, Chicheportiche. Et j’ai découvert que dans cette famille, il y a eu des raflés pour Auschwitz depuis Paris. Plus rien n’a été comme avant depuis.
Bien entendu, les Juifs d’Afrique du Nord ont été en très grande majorité épargnés, mais dans la vision nazie du monde, il n’y avait aucune différence entre les ashkénazes et les séfarades. Ce n’était qu’une question de temps.
Ainsi, mon histoire personnelle renforce la prise de conscience que je tiens à éveiller. La transmission est un défi à relever parce qu’il faut prendre en compte les distances générationnelles et liées aux origines.
Lph: En quoi consiste votre travail à Yad Vashem?
Y.B.: Mon rôle se concentre sur les communautés juives d’Europe, en particulier France, Angleterre, Italie, Allemagne. Nous formons les enseignants et les éducateurs à la transmission de la Shoah. Nous avons, pour cela, des relais dans ces différents pays, notamment Yad Vashem France et Grande-Bretagne, mais aussi le FSJU avec lequel nous travaillons en étroite collaboration.
Notre travail consiste à faire venir ces personnels de l’éducation formelle et informelle. Nous organisons des séminaires dans lesquels les éducateurs et enseignants pourront s’immerger et acquérir les outils pour parler de la Shoah. Nous nous basons sur un savoir, qui reste le même, mais nous réfléchissons aux différentes manières de l’aborder et de le transmettre. Pour cela, nous apprenons le terrain et les préoccupations des enseignants, des parents et des élèves auxquels nous nous adressons.
Lph: Comment enseigne-t-on la Shoah, 75 ans après?
Y.B.: Lorsque l’on parle de Shoah à des enfants, le plus important est de mettre l’accent sur la vie. Nous devons leur montrer comment les Juifs ont essayé de garder l’humanité que les nazis ont voulu leur enlever. Il s’agit d’une approche radicalement différente de celles des années 70 à 90, où on pensait que parler de la Shoah, c’était montrer ”Nuits et brouillards”. Ce documentaire est d’une importance capitale mais il n’est pas adapté à tous les âges. Il a fallu longtemps pour comprendre comment parler de la Shoah avec la jeune génération. Aujourd’hui, nous insistons surtout sur la vie juive, la façon dont les Juifs ont résisté physiquement et spirituellement. Ils n’étaient pas passifs.
Nous nous basons sur les recherches des historiens mais aussi sur des supports qui sont fondamentaux: visages, voix, histoires de familles. Cela permet aux jeunes de mieux s’identifier et comprendre.
Lph: A partir de quel âge peut-on aborder le sujet de la Shoah?
Y.B.: Cela dépend du contexte dans lequel l’enfant évolue. ”Aborder le sujet”, cela veut tout dire et rien dire. Les enfants, depuis tout petits, sont à la table du seder et entendent parler de l’esclavage, qui est un sujet horrible et difficile. On peut toujours évoquer certaines notions, apporter certaines images, mais tout doit se faire en fonction de la maturité émotionnelle et cognitive des enfants. Ainsi, nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de montrer des images choquantes avant le lycée ou même pour certaines avant l’université. Parler des chambres à gaz ne devrait pas se faire avant l’âge de la bar mitsva.
Nous devons faire la distinction entre le rôle de l’historien et celui du pédagogue. Le pédagogue introduit, dans un laps de temps assez réduit, un sujet immense. Il est préférable de montrer des images de Juifs qui se battent et de donner la parole aux victimes. L’identité juive se base sur un fond positif et non sur ceux qui ont voulu nous exterminer.
Lph: Pourtant ces images et ces récits glaçants sont d’une importance capitale si l’on veut prendre l’ampleur de l’horreur?
Y.B.: Oui mais elles enferment aussi notre mémoire dans la manière dont les nazis voulaient que l’on voie les Juifs. Avant le film Shoah de Claude Lanzman, on ne connaissait cette période que par les films et les images pris par les nazis eux-mêmes et dans lesquels ils déshumanisaient les Juifs. Notre travail consiste, tout en se basant sur les faits historiques, à montrer le visage des Juifs pris par les Juifs, avec leur humanité. Les enfants auront tout le temps pour voir les images du génocide dans sa pire barbarie. Et à l’heure d’internet, il y a de grands risques pour qu’ils les voient même trop tôt.
Lph: Justement internet est un exutoire pour les négationnistes en tout genre. Comment lutter contre cela?
Y.B.: Internet est un outil comme un autre. La littérature peut être utilisée pour enseigner la Shoah et pour la nier, il en va de même avec internet.
Yad Vashem possède sa chaine YouTube et un service qui travaille à poster des vidéos courtes, afin de contrecarrer les discours négationnistes et surtout de mettre le savoir à disposition. Sur cette chaine, nous diffusons des témoignages adaptés aux différents âges et en différentes langues. Ainsi lorsque l’on tape Shoah sur internet, on tombe sur un savoir adapté, qui introduit correctement aux événements de cette période.
Lph: Un autre défi de la transmission est la disparition progressive des survivants. Comment le relever?
Y.B.: Les survivants de la Shoah ont créé Yad Vashem, ils sont l’âme de ce mémorial. Bien sûr, le témoignage vivant est irremplaçable. Dans certaines communautés, on ressent le sentiment d’urgence, parce que les enfants étaient introduits à la Shoah par la voix des survivants. Ils étaient en charge de la transmission.
Nous devons prendre nos responsabilités. Le peuple juif a toujours su faire son travail de mémoire, c’est bien le sens de la parachat Zakhor: Souviens-toi et n’oublie pas.
La Shoah est l’un des événements de l’histoire le plus documenté. Chaque communauté doit prendre sur elle la responsabilité de savoir comment, quand et pourquoi transmettre. Ecoles, mouvements de jeunesse, rabbins, éducateurs informels, parents, tous doivent s’interroger afin de ne pas perdre la bataille. C’est un travail difficile mais indispensable. Chacun a un rôle à jouer, ce sujet ne doit pas rester une niche qui ne serait traitée que par des experts.
C’est pourquoi nous élaborons des programmes qui impliquent tout le personnel éducatif et pas uniquement les professeurs d’histoire. Tous doivent savoir faire face aux interrogations et comment en parler, un directeur d’école mais aussi le professeur de sport, qui sera accompagnateur lors du voyage en Pologne, par exemple.
Lph: Cette visite d’Auschwitz est-elle indispensable?
Y.B.: Elle n’est pas indispensable mais il est difficile de faire sans. Certains discours, certaines réflexions, ne peuvent être menées que sur place. Le lieu apporte un lien authentique, irremplaçable.
Une collègue d’Afrique du Sud me faisait remarquer que les élèves européens étaient des privilégiés, parce que les distances leur permettaient facilement de se rendre en Pologne. On peut faire l’enseignement de la Shoah sans s’y rendre mais cela reste un outil privilégié.
Lph: Les messages que vous passez auprès de la jeunesse reçoivent-ils l’écho attendu?
Y.B.: La nouvelle génération nous lance des défis inédits, notamment avec la popularisation des smartphones. Malgré cela, nous parvenons à élaborer un enseignement de qualité avec des outils adaptés. Les yeux des enfants parlent pour eux. Les messages passent. Lorsque nous intervenons dans une classe, les élèves posent beaucoup de questions.
Les enseignants et éducateurs eux-mêmes sortent transformés de nos séminaires. Certains nous confient qu’ils n’avaient jamais réussi à parler de la Shoah jusqu’à ce qu’on leur donne les bons outils pour le faire.
La Shoah nous fait tous réfléchir. Si on sait l’intégrer parmi tous les sujets dont on parle à nos enfants, alors elle prend naturellement une place importante.
Propos recueillis par Guitel Ben-Ishay
“Mettre l’accent sur la vie” c’est une belle profession de foi, et un objectif primordial pour le Peuple Juif. J’ai une question cependant : pourquoi de jeunes chercheurs de langue française comme Yonni Berrous ne prennent-ils pas contact avec des personnes qui ont vécu cette époque, notamment les enfants cachés tant qu’ils sont là et surtout présents en Israël. Ils pourraient poser leurs questions à la source et obtenir des réponses qu’ils ne trouveront jamais à Yad Vashem, dont ce n’est pas la fonction…
C’est le but de mon livre autobiographique à paraître “Comme un Tison sauvé du Feu”, car outre mon histoire personnelle je veux qu’il soit porteur du message de vie et de combat que vous évoquez en titre…
“Mettre l’accent sur la vie” belle profession de Foi et magnifique réalisation du Peuple Juif à travers l’histoire,nous sommes présents pour l’attester. Justement, je trouve dommage qu’un chercheur de langue française comme Yoni Berrous ne se tourne pas vers nous, les enfants cachés en France ayant traversé cette période. Notre histoire et notre survie ne se sont pas arrêtées soudainement en 1945 , il y eut un après de la guerre, tous les enfants ne sont pas venus en Israël pour se reconstruire…Nous avons beaucoup à leur apprendre et surtout à leur transmettre, il suffit qu’ils sachent que nous sommes là!
D’ailleurs c’est le but de mon livre autobiographique “Comme un Tison sauvé du Feu” qui je l’espère sera publié à la date anniversaire de la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv.