Le seul kibboutz sur le sol français a été fondé en 1933 dans un village corrézien, à l’initiative du baron Olivier de Rothschild. Pendant deux ans, il a accueilli plusieurs centaines de juifs allemands et européens fuyant le nazisme, afin de les préparer à la vie en Galilée.
Du passage de quelques centaines de jeunes juifs européens pourchassés par le nazisme, il ne reste qu’une poignée de bâtisses en pierre de calcaire, aux vitres éclatées et aux caves éventrées. Seules quelques plaques disséminées dans ce bourg en plein coeur de la France rappellent l’histoire incroyable de Jugeals-Nazareth, en Corrèze.
Dans les années 1930, avec la montée du nazisme, les droits civiques des juifs allemands se réduisent comme une peau de chagrin. Le richissime baron Olivier de Rothschild est alors l’un des membres les plus éminents d’une célèbre dynastie bancaire et financière. Banquier à son tour, il est également administrateur de plusieurs compagnies de chemins de fer européennes. Fondateur du Comité national de secours aux réfugiés allemands victimes du nazisme, il décide d’aider les persécutés à fuir et à faire leur « alyah », terme hébreu désignant le retour des juifs en Terre promise. L’objectif : les préparer à la vie du kibboutz, ces fermes collectivistes développées par le mouvement sioniste. Il lance un appel d’offres pour trouver un terrain susceptible d’accueillir son projet. Les offres pleuvent, car son nom est bien connu, et les paysans sont quasi-assurés de trouver là un bon payeur.
Le choix du baron s’arrête sur le village de Jugeals-Nazareth en raison de son isolement géographique, de la fertilité de ses terres et probablement, aussi, en raison du clin d’oeil patronymique. Il fonde alors début 1933 le premier, et à ce jour le seul, kibboutz de France. Il sera baptisé « Machar », qui signifie « demain » en hébreu. L’association France-Israël Limousin est aujourd’hui dépositaire de la mémoire du lieu. Son président André Cohignac estime que « pour ces juifs éduqués, issus de milieux bourgeois, il n’y avait pas d’avenir dans leurs pays ».
Ils s’appellent donc Sarah, Abraham ou David. A l’image des kolkhozes soviétiques, ils vivent en vase clos, le rythme est militaire. Pendant deux ans, ils seront entre 500 et 800 (les estimations sont floues, car les pensionnaires n’étaient pas recensés) à féconder 75 hectares de terres. Des Allemands d’abord, puis des Autrichiens, des Polonais, des Hongrois, des Russes, des Tchèques, des Néerlandais. Le lieu accueillera même quelques Français.
Conditions spartiates
Les conditions de vie sont spartiates et la communauté s’autorégule. Pour la plupart âgés de dix-huit à vingt ans, issus de milieux bourgeois et cultivés, les résidents consacrent en moyenne six mois à apprendre comment cultiver le sol et élever du bétail. Puis on leur enseigne à se défendre. Munis de bâtons ou d’arcs, ils s’entraînent au maniement des armes. Avec pour seule langue commune le yiddish, ils étudient également l’hébreu, indispensable pour pouvoir débarquer en Palestine. De nombreux mariages blancs, mais légaux, sont célébrés car seules les familles, disposant donc d’un livret officiel, peuvent prétendre au départ.
L’intégration dans la région limousine est difficile. « Il y a eu d’autres tentatives ailleurs en France, notamment en Alsace : elles ont toutes échoué – ce qui est vraiment exceptionnel, c’est que ce kibboutz ait fonctionné », rappelle André Cohignac. Car il ne faut, évidemment, pas négliger le contexte historique. Les autochtones voient d’un mauvais oeil l’arrivée de ces jeunes, qui parlent une autre langue et célèbrent des fêtes différentes. L’accueil est hostile, méfiant, distant. « C’est comme si, aujourd’hui, une bande de gitans s’installait dans votre village. Ils étaient considérés comme dangereux », analyse le président de l’association.
Rattrapé par l’Histoire
Les filles portent des shorts et font le même travail que les hommes. Chez les plus conservateurs, on s’indigne de constater qu’ils chôment le samedi et travaillent le dimanche. D’autant plus que l’exploitation agricole fonctionne bien, les récoltes sont fructueuses et les jeunes vendent les excédents agricoles au marché de Brive-la-Gaillarde. Une concurrence très froidement accueillie par les Jugealiens-Nazaréens, qui peu à peu boycotteront leurs produits.
Leur orientation politique de gauche, voire révolutionnaire, représente aussi un danger pour les autorités. Les contrôles se multiplient, le kibboutz est vite rattrapé par l’Histoire. Au printemps 1935, sur injonction préfectorale, le baron de Rothschild doit mettre la clef sous la porte. Tous les pionniers sont déjà partis pour le kibboutz « Ayelet Hashahar », en Galilée (nord d’Israël).
Aujourd’hui, le village de Jugeals-Nazareth est en contact avec les descendants des pionniers du kibboutz Machar, et cherche à développer les relations avec le mémorial de Yad Vashem en Israël. Il est aussi question de créer un musée sur le site du kibboutz. De quoi figer la mémoire de ces jeunes pionniers à tout jamais.
Neila Beyler pour les Echos