L’antisémitisme devient de plus en plus important et de plus en plus violent dans le monde. Même dans les pays dits »éclairés » de l’Occident, il relève la tête et prend plusieurs visages.
Depuis 1913, l’Anti-Defamation League (ADL) lutte contre les discriminations et la haine en général et contre l’antisémitisme en particulier. A la tête du bureau de l’ADL en Israël, Carole Nouriel dresse pour nous un tableau de la situation actuelle et des actions de l’organisation face aux nouveaux défis qu’elle doit relever.
Le P’tit Hebdo : Impossible de commencer cet entretien sans rappeler vos origines francophones. Ont-elles influencé vos choix de carrière ?
Carole Nouriel : En effet, le français est ma langue maternelle. Je suis née en Israël de parents marocains. Mon père est arrivé directement du Maroc en 1967, ma mère est passée par la France où elle a vécu adolescente, avant de faire son alya. A la maison, on ne parlait que le français. Lorsque je suis entrée au gan, j’étais comme une ola hadasha, je ne savais pas l’hébreu. Mais les enfants apprennent vite ! J’ai été élevée dans un système de valeurs qui plaçait l’amour du prochain au cœur, sans distinction. C’est évident que cette éducation ainsi que le bain judéo-arabe dans lequel j’ai baigné ont influencé mes centres d’intérêt et mes priorités.
Lph : Vous avez d’ailleurs appris l’arabe à l’école.
C.N. : L’arabe était pour moi d’une part la langue de mes grands-mères et d’autre part, celle de nos voisins. Donc, il me paraissait naturel voire indispensable de l’apprendre. Je déplore que cette langue ne soit pas systématiquement enseignée à tous les élèves en Israël, c’est par la connaissance mutuelle que nous pourrons nous rapprocher et nous respecter. Mais la réalité du conflit fait que tout ce qui se rapporte à la partie adverse est considéré avec hostilité. Je reste convaincue que l’apprentissage de l’arabe est très important. Pour ma part, cela m’a permis d’intégrer la prestigieuse unité des renseignements 8200 à l’armée et d’entrer à l’ADL.
Carole Nouriel
Lph : Vos premiers pas à l’ADL concernaient l’antisémitisme dans le monde arabe ?
C.N. : C’était au lendemain des attentats du 11 septembre. La ligue recherchait des arabophones pour faire des recherches sur l’antisémitisme dans le monde arabe. J’ai créé le département de suivi de l’antisémitisme dans la presse arabe. Nous avons établi que les médias tenus par les gouvernements tenaient des discours clairement antisémites mais que les populations elles-mêmes étaient moins obsédées par ces clichés. La preuve est qu’avec les printemps arabes, ils sont devenus moins présents dans le monde arabe. En fait, les peuples arabes sont aujourd’hui davantage préoccupés par leurs problèmes internes que par la haine du Juif. Bien entendu, celle-ci n’a pas pour autant disparu et d’ailleurs elle rejaillit fortement lors des tensions entre Israël et Gaza, par exemple.
Lph : Les processus de rapprochement entre Israël et certains pays arabes ont-ils alors une chance de se concrétiser ou la haine antisémite est encore trop présente pour cela ?
C.N. : Une société antisémite est une société malade. Comme toute guérison, cela prend du temps et demande l’enclenchement d’un processus. C’est ce que nous observons avec les pays du Golfe, mais il est encore tôt pour prédire l’issue de ces démarches.
Lph : Alors que, d’après ce que vous constatez, l’antisémitisme tend à être moins au cœur des discours dans le monde arabe, il semblerait que l’Occident soit devenue une terre fertile pour cette haine. Quels constats dressez-vous ?
C.N. : En effet, les données relatives à l’antisémitisme en Europe mais aussi – et c’est nouveau – aux États-Unis sont préoccupants. Ce n’est pas tant les chiffres qui sont inquiétants que la vigueur et la force de cet antisémitisme. On le voit en France depuis plusieurs années, je pense bien sûr à Ilan Halimi, les victimes de Toulouse, de l’Hypercacher, Sarah Halimi ou Mireille Knoll. La violence antisémite a franchi un cap et cela ne s’arrête pas. La nouveauté vient surtout des États-Unis, terre considérée comme sûre pour les Juifs. Depuis les récents attentats contre la communauté juive, on ne peut que déplorer le changement.
Lph : Comment expliquer cette résurgence qui, d’ailleurs, prend plusieurs visages ?
C.N. : En effet, l’antisémitisme en Occident peut être le fait d’islamistes, d’extrémistes de gauche ou de droite. Notre dernière étude montre qu’en Europe, une personne sur quatre possède des positions antisémites. Cette enquête nous a permis de déterminer un facteur décisif : ce qui se trouve dans le cœur et dans la tête des gens. A partir de là, on assiste à une légitimation de la pensée et du discours antisémite. Celle-ci est encouragée par l’évolution de la nature des débats publics qui sont devenus plus clivants et extrêmes. Et à cela s’ajoute, bien entendu, le poids des réseaux sociaux, sur lesquels tout le monde peut désormais s’exprimer, caché derrière son écran, et diffuser sa pensée à grande échelle. Les claviers sont devenus une arme. Puis, comme on le sait, du discours au passage à l’acte, il n’y a qu’un pas.
Lph : Cette légitimation du discours antisémite n’est-elle pas aussi liée à la politique anti-israélienne défendue dans nombre de pays occidentaux ?
C.N. : Il convient d’abord de souligner que la critique d’Israël est légitime. Les Français ont le droit de considérer qu’Israël est une puissance occupante, par exemple, même si cela fait grincer des dents ici. Je n’ai pas mandat pour m’exprimer sur des sujets politiques, je ne commenterai donc pas les positions de tel ou tel pays. Ce à quoi nous sommes vigilants, au sein de l’ADL, c’est lorsque la critique d’Israël devient une négation du droit d’Israël à exister ou est teintée de propos antisémites.
Ce qui compte, dans le domaine de la lutte contre l’antisémitisme, c’est la réaction des autorités publiques. La France, dans ce domaine, condamne toujours et vigoureusement tous les actes antisémites, et les pouvoirs publics sont très impliqués.
Lph : Le dilemme qui se pose parfois est celui de la publicité à faire au moindre acte antisémite, depuis l’insulte jusqu’aux graffitis. En effet, certains estiment que cela comporte le risque de donner des idées. Qu’en pensez-vous ?
C.N. : Je ne peux pas me prononcer concernant les choix des différents médias de parler beaucoup, un peu ou pas du tout de chaque acte antisémite. En revanche, de ma position, je peux affirmer que l’un des problèmes dans la lutte contre l’antisémitisme est le manque de connaissance des données réelles. Nous ne savons pas tout et les chiffres que nous possédons sont sous-estimés. Si nous voulons mener un combat efficace, nous devons avoir toutes les informations. C’est pourquoi, il est indispensable de rapporter le moindre fait à caractère antisémite. Ceci est nécessaire afin de permettre une meilleure prise de conscience du phénomène par les acteurs qui luttent contre celui-ci mais aussi par les sociétés dans leur ensemble. Parce qu’on ne le répétera jamais assez : l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs, mais des sociétés dans lesquelles il prolifère.
Lph : Quels sont les outils à la disposition de l’ADL pour mener une lutte efficace contre l’antisémitisme ?
C.N. : Nous avons plusieurs leviers d’action qui produisent des résultats sur le terrain. D’abord l’éducation. Nous sensibilisons tous les publics à ce qu’est l’antisémitisme, tout le monde doit savoir. Ensuite, la formation des décideurs publics pour qu’ils sachent le déceler et se donner les moyens d’agir contre. Nous appelons notamment à adapter la définition de l’antisémitisme à celle qu’en donne l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste. Enfin, nous travaillons aussi beaucoup sur les réseaux sociaux pour sensibiliser mais aussi pour faire retirer les contenus à caractère antisémite. Notre lutte se concentre sur l’antisémitisme mais aussi sur toutes les haines, parce que c’est ce sentiment négatif qui mine nos sociétés et les met en péril.
Lph : Compte-tenu des évolutions récentes, gardez-vous l’espoir d’un monde moins haineux ?
C.N. : Il est vrai que de nombreux événements ne sont pas encourageants. Mais nous avons une mission et nous savons que le chemin est long. Sur le terrain, les acquis nous montrent que l’espoir est permis. Beaucoup de non-Juifs participent à nos actions, preuve que la conscience que l’antisémitisme est un problème de société est là. Donc, nous ne pouvons baisser les bras et nous laisser abattre. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’être pessimistes, notre mission est trop importante pour le peuple juif mais pour l’avenir de nos sociétés dans leur ensemble.
Propos recueillis par Guitel Ben-Ishay
Photos: Yoni Reiff
Portrait Carole Nouriel: יח »צ