Une question, depuis la création de l’homme et de la femme, ne cesse de se poser, pour peu que nous nous accordions le temps de la réflexion- et que sont ces quelques lignes mensuelles sinon une invitation à la réflexion ? Cette question est la première posée dans la Torah : איכה ? Adam et Eve viennent de gouter au fruit défendu. Au lieu de voir l’accomplissement des promesses du serpent, ils ont aussitôt découvert la fragilité de leur- de notre- condition. Ils prennent conscience de leur nudité, donc de leur exposition au regard de l’autre et de leur vulnérabilité. Ils tentent d’échapper au regard de D.ieu en se cachant dans le Jardin, mais la Voix les atteint et les interroge : où es-tu, sais-tu, toi, ou tu te trouves ? Cette question, comme le disent bien les commentateurs ‘hassidiques, est celle qui se pose à nous lorsque s’éveille notre conscience. Où en sommes-nous par rapport à nous-mêmes, par rapport à autrui, par rapport au Créateur ? Cette question, qui nous oriente vers nous-même, mais aussi vers autrui, exige de nous une réponse et cette réponse n’est autre que la responsabilité. Question cruciale à notre époque où la responsabilité tend à être diluée par la bureaucratie et étouffée par le bavardage et les colportages des réseaux dits sociaux. De quoi, envers quoi et au nom de quoi sommes –nous responsables ?
En un siècle qui a vu tant de comportements irresponsables, des philosophes ont posé cette question. Deux d’entre eux furent les maitres d’Emmanuel Levinas. L’un, d’origine juive mais converti au protestantisme, Edmund Husserl, défendait le rationalisme menacé par la pensée ou l’absence de pensée techniciste. La raison, cette capacité universelle, nous obligerait à nous comporter de façon rationnelle, à nous respecter nous-même et autrui en temps qu’êtres rationnels et à œuvrer en vue d’une société juste, égalitaire et éclairée. On a peine à écrire ces mots, quand on se souvient quelle fut la suite : le retour de la pire barbarie au cœur de l’Europe. Husserl fut exclu de l’Université et eut la bonne fortune de s’éteindre de maladie avant la Shoa.
Le second, disciple du précédent, se nommait Martin Heidegger. Comme il arrive souvent, l’héritier s’opposa à son père spirituel et inversa son message. Nous sommes, disait-il, responsables envers l’Etre, autrement dit envers le destin, cette voix mystérieuse qui nous ordonne de nous élever au-dessus du plat pays de la vie quotidienne et de devenir « nous- mêmes ». La suite est connue : ce grand penseur se fit le porte-parole du régime nazi, au nom de l’Etre authentique de l’Allemagne. L’appel à la responsabilité se transforma en une irresponsabilité extrême.
Emmanuel Levinas devint le grand penseur juif de de la responsabilité en un siècle où la question divine avait été étouffée par les slogans et hurlements antisémites. Il cite souvent la phrase de Dostoïevski : Nous sommes tous responsables les uns envers les autres, et moi plus que tous les autres. C’est ce surcroit de responsabilité que Levinas nomme l’élection. La responsabilité, enseigne-t-il, est toujours personnelle, elle ne nous est imposée ni par la Raison impersonnelle ni par l’Etre ou l’Histoire, mais par la seule présence, nue et désarmée, d’autrui. Retour, chaque fois nouveau, au Jardin d’Eden ! Autrui, du simple fait de son visage (en hébreu : Panim) tourne (en hébreu : Poné) vers moi, m’interroge : où es-tu, toi, lorsque je suis dans la souffrance, démuni et sans abri ?
Ma souffrance, crie-t-il, te concerne. Tu as beau fermer les yeux et les oreilles et préférer aller au concert et te dire qu’après tout c’est le problème de l’Etat et des institutions, la question t’est adressée de façon personnelle, comme une lettre recommandée.
D.ieu ne nous facilite pas la tâche. Il met sur notre chemin des êtres qui n’éveillent pas nécessairement notre sympathie, pour ne pas dire pire. Mais nul n’est libre de choisir son prochain, nous sommes tout juste libres de choisir notre attitude à son égard : y- a-t’ il un abonné au numéro qu’il a formé ou sommes- nous aux abonnés absents ? Toute la question est là.
Car il ne s’agit pas simplement d’être, d’exister, au mieux que l’on peut, ni même de respecter scrupuleusement le Chabat, la cacherout, et bien d’autres mitsvot qui nous donnent le sentiment du devoir accompli, mais d’essayer d’être à la hauteur de notre vocation humaine en prenant à cœur et à bras le corps notre infinie responsabilité. Etre juif signifie d’abord et avant tout avoir entendu, dès les premières lignes de la Torah, cette question posée à tous, et à nous plus qu’à tous les autres, puisque nous avons eu le privilège de l’entendre en hébreu, langue ancienne et nouvelle, langue des citoyens de l’Etat d’Israël, chacun d’eux confronte à cette Question : comprenons-nous l’hébreu ?
Rav Daniel Epstein