Florence Heymann, vous êtes anthropologue et vous avez publié en 2015 un livre intitulé « Les déserteurs de Dieu » (Ed. Grasset), sur les ultra-orthodoxes qui quittent le monde religieux.
Pourquoi avoir choisi ce sujet d’étude ?
J’ai pensé tout d’abord plus largement à la société religieuse dans son ensemble, et je me suis posée la question de savoir pourquoi des gens décident de quitter subitement le cadre religieux.
Tout d’abord, mes propres enfants ont été élevés dans un cadre dati-leumi (sioniste religieux), à travers leur éducation, les écoles, les mouvements de jeunesse, et les uns après les autres ils sont devenus datlashim (datilesheavar), c’est dire « anciens religieux ». C’est au moment de l’armée qu’ils ont commencé à abandonner la pratique. J’ai cherché à comprendre ce phénomène, ce qui n’a pas été difficile puisque les datlashim se fréquentent entre eux et lorsque l’on en connaît un, on les connaît tous. Les conséquences ne sont pas extrêmes car les jeunes dati leumi ont des notes excellentes à l’école, obtiennent leur bac, font l’armée, étudient à l’université, travaillent. Ils sont complètement intégrés dans la société, et un jour s’ils enlèvent leur kippa, leur vie continue.
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Qu’est-ce qui peut déclencher ce revirement ?
Les frontières sont très floues avec les non-religieux. Dans leur jeunesse ils fréquentent l’ensemble de la société, ils ont les mêmes loisirs, ils font les mêmes voyages…Et donc ils ne souffrent pas s’ils quittent la religion, ils n’ont aucun problème pour s’intégrer dans la société. Ils le sont déjà.
Quelle est la différence avec les « sortants » du monde orthodoxe ?
Pour entrer en contact avec eux, j’ai dû passer par les associations.
J’ai alors pris rendez-vous avec le responsable de l’association principale de Jérusalem qui leur vient en aide, « Hillel » (acronyme de Ha’agouda sheyotsim le sheela, littéralement association des sortants vers la question).
Il m’a proposé de suivre une formation de trois mois pour devenir bénévole.
Et j’ai accepté.
Qu’avez-vous appris à Hillel ?
J’ai appris énormément de choses, on nous explique quel est ce phénomène des « sortants », et comment les aider. On les rencontre, et il y a tout un apprentissage sur la façon de leur venir en aide. On peut y jouer différents rôles :
Le soir, il y a une permanence téléphonique, et les premières rencontres lorsque quelqu’un convient aux cadres définis par l’association.
Par exemple « Hillel » n’est pas missionnaire, on ne traite qu’avec des gens qui sont déjà sortis. Si quelqu’un téléphone et dit qu’il est dans une phase d’hésitation, on lui parle bien sûr, et on lui conseille de parler avec une personne de son entourage, sa famille, un ami de la yeshiva, mais on ne peut pas le prendre en charge.
Ensuite il y a des critères d’âge, on n’accepte pas les gens au-delà de 30 ans parce que l’on pense que si cette personne n’est pas sortie plus tôt, est mariée, avec des enfants, c’est que cela relève sans doute d’autres problèmes.
Est-ce que tous les « sortants » ont besoin de l’aide des associations ?
Je pense que 20 à 30 % arrivent à Hillel.
Parmi les gens qui sortent, il y a plus de sefardim que d’ashkenazim. Il y a surtout beaucoup plus d’enfants de la deuxième génération de hozrim betshuva (qui ont fait un retour à la religion).
Un haredi séfarade qui sort a moins de difficultés à s’intégrer à la société, que quelqu’un qui sort de Mea Shearim, ou d’un groupe hassidique complètement fermé, de Gour, etc…
Parce qu’en général dans les familles séfarades l’ensemble de la famille élargie n’est pas orthodoxe, donc on peut toujours trouver une grand-mère, un frère, un cousin, chez qui se réfugier. Ensuite, il y a beaucoup de deuxième génération de hozrim betshuva. En effet souvent dans leur univers haredi, ils sont considérés comme des « deuxième choix ». À travers les mariages, l’acceptation dans les écoles, ils n’ont en quelque sorte pas trouvé leur place, les enfants le ressentent et peuvent mal le vivre.
Est-ce que ces jeunes « sortants » dans l’ensemble souffrent et pourquoi ?
Oui beaucoup. Les raisons sont très variées.
Chaque histoire est complètement personnelle et dépend du milieu d’origine.
Entre celui qui vient d’une yeshiva séfarade de Shass, d’une famille de hozrim betshuva, et celui qui sort d’un petit groupe très extrême de Mea Shearim, comme les Neturei Karta, ou Toledot Avraham Itshak, c’est vécu tout à fait différemment.
Comment sont-ils attirés par le monde extérieur ?
Il est certain que le grand tournant de tout cela a été Internet. Avant même qu’il y ait les smartphones, les cybercafés étaient pris d’assaut par des jeunes ultra-orthodoxes.
J’ai même été surprise lorsque j’étudiais à Yad Vashem de voir un grand nombre de jeunes haredim qui consultaient Internet à la médiathèque. Je croyais qu’ils s’intéressaient à la Shoah, alors qu’en fait ils venaient pour se connecter.
Dès qu’ils prennent connaissance de ces ouvertures, les Rabanim cherchent à interdire, à faire peur.
Lorsqu’il y a eu des smartphones ils ont imposé les téléphones kasher. Pour Internet, les fournisseurs d’accès ont dû proposer des filtres, les téléphones ont être estampillés cashers.
Est-ce que ce phénomène se retrouve autant chez les femmes ?
Il y a moins de femmes que d’hommes. Cela correspond à peu près à deux tiers d’hommes et un tiers de femmes. C’est compréhensible car les femmes sont moins confinées que les hommes, ce sont elles qui travaillent, et paradoxalement elles sont plus éduquées. Elles étudient des matières profanes dans leurs écoles haredites. On les forme à des métiers qui leur permettent d’assurer la subsistance de leur famille, ce sont elles qui sortent dans la rue, elles sont moins frustrées que les hommes qui se trouvent entre les quatre murs de la yeshiva du matin au soir.
Mais justement si elles sont confrontées au monde extérieur, n’ont-elles pas plus de chance d’être tentées ?
Non parce qu’elles se marient très tôt et ont tout de suite des enfants. Ce phénomène de sortie est extrêmement rare chez des gens mariés avec enfants, car c’est beaucoup plus difficile pour eux.
Avez-vous rencontré des parents de ces jeunes sortants ?
Je n’en ai pas eu beaucoup l’occasion, sauf quand il y a eu ce phénomène de vague de suicides où , de manière très surréaliste, assistaient à l’enterrement à la fois les membres de l’association et la famille ultra-orthodoxe du défunt.
Pourquoi se sont-ils suicidés ? Parce qu’ils étaient rejetés ?
Cela dépend des modalités de la sortie. Il y a une étape Pendant laquelle ils sont complètement perdus. Ils n’ont plus de famille, plus de repères, plus d’amis, plus de maison, pas d’argent, et ils ne savent pas ce qu’ils vont faire de leur vie. C’est là justement que Hillel intervient, et les accompagne dans toute cette démarche.
Une fois que quelqu’un est accepté à Hillel, on lui désigne un accompagnant.
Personnellement, j’ai accompagné 3 jeunes, un lien se crée, on se rencontre une fois par semaine. Ils passent certaines fêtes chez nous.
Par qui sont financées ces associations ?
Par des fonds uniquement privés, sauf une fois, par une membre de la Knesset du parti de Yaïr Lapid, « Yesh Atid », nous avions réussi à obtenir 3 millions de shekels. C’était la première fois que l’on bénéficiait d’une aide gouvernementale. Tout de suite après, il y a eu des élections, la coalition a changé, et Shass a été obligé de signer, car cela avait été acté.
Cela nous avait fait rire à l’époque car ce sont eux qui ont été obligés de donner les 3 millions de shekels !
En cas de cassure entre la famille et le sortant, font-ils des tentatives de rapprochement ?
Non pas du tout. Hillel n’intervient pas dans les relations parents et jeunes. Mais en fait les cas de rupture totale sont très rares. La plupart du temps une relation se remet en place avec la famille ou l’un de ses membres.
J’avais une fois rencontré une fille qui était sortie du cadre des Netourei karta,
Elle était en minijupe, des piercings aux oreilles, des mèches de couleur, et je lui ai dit ; « Tu ne vas pas aller voir tes parents comme ça ? » Elle me répond « Non je m’habille comme il faut pour aller voir mes parents. Alors je lui demande : « Que fais-tu avec tes cheveux ? – Je ne fais rien car de toute façon ils vont penser que c’est une maladie… »
Dans votre livre, vous racontez votre expérience et évoquez le cas de tous ces « sortants » ?
Oui, et à la fin de mon livre, je parle également des anossim, c’est à dire des maranes. C’est ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes. Je les ai rencontrés chez « Hillel », ils restent dans la société ultra-orthodoxe, mais font semblant d’être observants.
L’un d’entre eux m’appelle et me dit : « Je suis ultra-orthodoxe, mais je ne crois plus en rien, et j’ai l’impression d’être seul au monde dans mon cas. Que puis-je faire ? » Je lui réponds que cela ne relève pas de « Hillel », parce que l’association ne s’occupe que des gens qui ont pris la décision de sortir. « Mais sache que tu n’es pas seul, qu’il y a un forum sur « Tapuz » avec d’autres gens comme toi, je peux essayer de t’aider mais ce n’est pas dans le cadre de l’association. » Alors il vient au centre de recherche français à Jérusalem, vêtu d’une longue tunique rayée et coiffé d’un grand Shtreimel, il me sert la main. Nous entrons dans mon bureau, il me raconte qu’il est sex-addict, surveillant de casheroute mais qu’il se fiche pas mal du halavi-basari. C’était un gars horriblement mal dans sa peau. Je lui propose de s’inscrire sur ce forum. Le seul problème c’est qu’il n’avait pas l’alphabet latin, il ne parlait que Yiddish et hébreu. »
Pourquoi ne pouvait-il pas sortir de son groupe ?
C’était impossible parce qu’il était marié, il avait deux enfants, un troisième en route, et si sa femme apprenait ça, soit elle le tuait, soit elle le faisait tuer par son père.
Plus tard je suis allée dans une autre association qui aidait les annossim, ainsi que des cas où toute une famille désire sortir, ce dont Hillel ne s’occupe pas. Hillel peut aider par exemple une femme de famille monoparentale, pour son divorce par exemple, ou pour ne pas qu’elle se fasse enlever les enfants, mais les familles entières qui veulent sortir, c’est plus compliqué.
Ce phénomène de anossim concerne des milliers de personnes. C’est encore pire que les sortants, ils n’ont absolument aucun avenir, s’ils quittent, ils perdent tout, leur femme, leurs enfants, la société, leur profession, et pour aller vers quoi ?
Des universités privées les accueillent, mais pour la plupart ils ne sont pas capables d’étudier, l’enseignement à la yeshiva les a rendu complètement inhibés.
99 % de ces personnes sont incapables d’y arriver.
Pourtant on entend souvent que quelqu’un qui a étudié à la yeshiva est plus préparé et disposé à faire de bonnes études par la suite ?
Ça c’est une totale contrevérité. Lorsque l’on ânonne des textes pendant toute sa jeunesse, et que l’on n’a pas appris à faire une multiplication ou une addition…
Que conseilleriez-vous à des parents qui seraient confrontés à ce genre de problème ?
Le plus souvent, les parents sont complètement formatés, pour aider le jeune il faudrait qu’ils soient eux-mêmes ouverts et capables de se mettre à sa place.
S’ils sont complètement fermés, et pas très à l’aise dans leur peau, s’ils vivent dans un système où on dit qu’un enfant qui sort c’est qu’il est abîmé, que c’est une tare pour la famille, que peut-on leur dire Il est considéré comme un traître, et tout manquement aux règles complètement strictes de la secte est absolument insupportable pour eux.
Je me souviens d’un gamin qui a été mis dehors manu militari, car il a été pris avec un smartphone. Ils ont téléphoné à leur Rav aux États-Unis, et le Rav leur a dit : « Mettez-le dehors ».
On s’est beaucoup inquiété pour lui, on l’appelait chaque jour, et finalement il ne s’en est pas trop mal sorti.
Est-ce que ce phénomène existe aussi à l’extérieur d’Israël ?
Ils vivent au milieu d’une société plus large et certains ont même la possibilité de faire carrière, de bénéficier d’un enseignement profane en plus de l’enseignement religieux, de passer le bac, de s’habiller de manière plus moderne. Certaines femmes portent des perruques somptueuses et sont habillés à la dernière mode. L’ouverture de restaurants Glatt casher leur permet de sortir. Leur vie est moins cloisonnée.
Donc ce phénomène est proportionnellement plus important en Israël compte tenu de l’existence des ghettos.
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