S’apparentant à la fois au modèle de la chute de l’empire soviétique en 1989-1990 et à l’éclatement consécutif de l’ex-Yougoslavie, les bouleversements intervenus au Moyen-Orient depuis cinq ans ont fait apparaître de nouveaux acteurs régionaux et donc de nouvelles réalités qui sont en train de modifier de fond en comble les données géopolitiques au moins à cinq niveaux.
Le vide politico-militaire engendré par la réduction progressive de l’influence américaine dans la région – un choix évident de l’administration Obama – et l’obsolescence des grands mouvements idéologiques ayant tant influencé au Moyen-Orient le cours des événements au XXième siècle (panarabisme, socialisme et nationalismes locaux) ont généré une redéfinition et un reclassement général aux plans géostratégique, militaire, et politico-idéologique dont on dessine maintenant mieux les contours.
-1/ De nouvelles forces entrent en jeu
Comme l’ont relevé les deux socio-politologues français Alain Touraine et André Glucksman, la dernière « onde de choc » de la fin de la Guerre froide et de la chute de l’empire communiste a commencé à frapper le Moyen-Orient depuis 2010, en faisant subitement entrer en jeu un nouvel acteur absent depuis longtemps de la scène régionale : les masses arabes, qui se sont soulevées contre les régimes despotiques mis en place depuis de longues décennies et soutenus jusque-là soit par les anciennes puissances coloniales (France, Grande-Bretagne), soit par les Etats-Unis ou par l’ex-URSS (les leaders des deux « blocs » de l’affrontement Est-Ouest).
Or ce nouvel acteur mobilisé au tout début des « printemps arabes » grâce aux appels lancés sur Internet, YouTube et Facebook entre autres par une avant-garde estudiantine issue des maigres couches moyennes existant dans certains pays musulmans a vite été supplanté par la mosquée, les imams et le retour en force, aux quatre coins du Moyen-Orient, de la vieille idéologie islamiste venue elle aussi remplir une énorme vacuum politique, comme on l’a vu notamment en Egypte.
-2/ Au moins deux nouveaux Etats en perspective
Cinq ans après l’entrée en scène progressive de ces trois nouveaux acteurs, au moins trois grands « Etats-nations » arabes de la Grande région allant du Maghreb jusqu’à l’Iran qui dataient de l’ère coloniale (d’avant, de pendant ou d’après la 1ère Guerre mondiale) ou bien encore de la Guerre froide (d’après 1945), ont volé en éclat : la Lybie, l’Irak et la Syrie, avec le cortège de violences meurtrières, de souffrances humaines, de chaos et de grande confusion que ce tourbillon destructeur a engendré.
Or même si c’est une véritable anarchie « déstructurante » qui semble bel et bien s’être emparée de toute la région en l’entrainant dans le gouffre de ce cyclone géopolitique ayant gommé tout référent à la démocratie désormais remplacée par la « ouma musulmane » (la communauté des fidèles priant Allah), on distingue toutefois dès maintenant les contours déjà émergents d’au moins deux nouveaux Etats qui vont certainement apparaitre et se structurer lors des prochaines années et décennies :
-l’Etat islamique (EI – Daësh), qui a commencé à installer son « Grand califat » sunnite sur la moitié du territoire syrien et sur un bon tiers de l’Irak en gérant déjà – non sans une certaine efficacité – les besoins quotidiens des populations locales avec son administration fondée sur la loi coranique ; un acteur d’autant plus déterminant qu’il a désormais opté pour étendre ses actions terroristes dans tout le monde occidental afin de déstabiliser les démocraties ;
-le futur Etat kurde, déjà présent au nord de l’Irak sous la forme d’une « autonomie régionale » reconnue par le gouvernement de Bagdad, et qui renforce ses positions au sud-est de la Syrie face à Daësh… en attendant de rattacher à ce double ensemble à certaines régions du Kurdistan turc, voire même – pour plus tard – aux zones encore dormantes du Kurdistan iranien. Si le cours des événements du XXième a paru enterrer le persistant combat national des Kurdes pour la création d’une entité territoriale étatique, il semble bien qu’en cette seconde décennie fort agitée du XXIième siècle au Moyen-Orient, cet objectif soit désormais bien plus à portée de main, avec toutes les implications sans doute positives qu’il emportera – notamment pour Israël…
3/ De nouvelles alliances stratégiques déjà en acte
L’impact de ce double phénomène de « rapide déstructuration/lente restructuration » de la carte régionale sur les diverses alliances stratégiques en place jusque-là a très vite produit ses effets, d’autant que la superpuissance américaine – dirigée par la très multilatéraliste et pacifiste administration Obama – a décidé de se désengager pas à pas du Moyen-Orient pour des raisons à la fois économiques (les USA ne seront plus dépendant du pétrole des pays du Golfe d’ici une décennie) et politico-idéologiques (ils ne veulent plus s’escrimer à être le seul –« gendarme du monde »).
Résultats : les vieilles et fortes alliances datant du siècle précédent sont devenues désuètes (USA-Arabie Saoudite, Israël-Turquie, Syrie-Turquie) ou ont perdu de leur force (Iran-Syrie-Gaza) pour laisser place à de nouveaux axes stratégiques régionaux en cours de formation – un processus dans lequel la Russie de Poutine vient de faire brusquement irruption en intervenant en Syrie :
-Rapprochement militaire et sécuritaire d’Israël avec certains pays arabes sunnites dits « modérés » (Egypte, Jordanie, Arabie Saoudite et Etats du Golf) qui redoutent ensemble les prétentions hégémoniques de l’Iran et le radicalisme en forme de « tâche d’huile » de l’EI ;
-Renforcement de « l’axe anti-EI » Moscou-Téhéran-Damas-Liban, particulièrement sensible depuis que la Russie, profitant du vide créé par le retrait en forme d’abandon de ses alliés par les Etats-Unis, a envoyé en Syrie plusieurs milliers d’hommes et des dizaines d’avions de combat afin d’empêcher la chute du régime de Bachar Assad face aux coups de butoirs de l’opposition sunnite. Une présence russe inédite depuis au moins quatre bonnes décennies qui a, elle aussi, de graves implications militaires pour la Défense d’Israël…
4/ De nouveaux conflits qui relativisent la question palestinienne
La présence de nouvelles forces, la perspective de formation de nouveaux Etats et le déploiement précités de nouvelles alliances à l’échelle régionale emportent déjà aux moins deux constations fondamentales, y compris pour Israël.
D’abord le fait qu’à l’inverse de ce qui s’était passé en crescendo pendant toute la seconde moitié du XXième siècle, le conflit israélo-palestinien a beaucoup perdu de sa « centralité » sur la scène internationale, mais aussi de sa fonction de « prétexte » et de « détournement » dans l’arène régionale où bien des pays, Etats et acteurs du Moyen-Orient font face désormais à d’autres priorités directes et existentielles pour leur propre survie – comme en témoignent les étonnantes prises de position de plusieurs responsables sunnites, dont certains leaders saoudiens et koweïtiens ayant déclaré ouvertement que leur ennemi n’est plus Israël, mais Daësh et Téhéran.
C’est que depuis cinq ans à peine, de nouveaux conflits violents ont éclaté dans toute la région qui ne feront que s’aggraver dans le court et le moyen termes : le conflit central entre musulmans chiites et sunnites initié par l’Iran au nom de ses rêves hégémoniques de retour à l’empire perse de jadis qui traverse « en diagonale » l’ensemble des foyers d’agitation locaux (Irak, Syrie, Liban, Yémen, Bahreïn) ; les conflits internes au monde sunnite (par exemple les trois factions de la rébellion sunnite anti-Assad en Syrie, dont Daësh, qui s’affrontent sans pitié entre elles, tout en combattant le Hezbollah chiite pro-Assad et les Gardiens iraniens de la Révolution islamique !) ; et bien sûr l’infatigable et légitime lutte des Kurdes pour créer enfin leur Etat, qui ne manquera pas de déborder depuis l’est de la Syrie et le nord de l’Irak vers le sud de la Turquie et l’ouest de l’Iran.
5/ C’est désormais au Moyen-Orient et surtout en Syrie que se joue la redéfinition d’un Nouvel Ordre mondial
Même si les experts en stratégie ne sont pas encore tous d’accord pour la définir comme le véritable « début de la IIIième Guerre mondiale », la confrontation tous azimuts engagée, soixante ans après la fin du 2ième conflit planétaire, à la fois par la Russie, la France et la coalition arabo-occidentale menée par les Etats-Unis contre les quelque 40 000 miliciens fanatiques du Grand Califat de Daësh et sa toile assassine de réseaux terroristes à l’étranger dont le but est de détruire et conquérir la civilisation occidentale « au nom d’Allah », confirme le fait que c’est bien au Moyen-Orient – et particulièrement sur le territoire syrien avec le complexe imbroglio de toutes forces qui s’y livrent bataille – que se joue désormais la recomposition d’un Nouvel Ordre mondial.
Richard Darmon pour Hamodia