Le Shuk de Safed
Il était une fois, dans un Kibboutz en Haute Galilée, un Kiboutznik du nom de Moïse Levy. En le voyant assis comme ça, devant un champ cultivé, une bêche à la main, tu as déjà une opinion. Attends d’en savoir plus cher lecteur. Moïse est un travailleur mais aussi un rusé-contemplatif, un homme « entre-deux » ; entre-deux âges, entre-deux mondes, entre-deux philosophies et toujours entre-deux réflexions. Barbe longue, le cheveu poivre-sel, des yeux couleur bleu narquois, plutôt mince, ni petit, ni grand, ni religieux, ni mécréant, Moïse se caractérise par sa vivacité d’esprit, son intelligence, une logique paysanne, une appétence pour les langues, un génie des chiffres, un humour permanent et un sens particulier de la formule. Depuis un quart de siècle, il n’a pas quitté son Kibboutz « Shtetl Gan Eden », sauf bien entendu pour marcher dans sa chère vallée. Il ne veut pas être confronté à des situations, ou à des technologies qu’il ne maîtrise pas.
– Oy ! En vérité, comment faire confiance à des humains qui trébuchent quand ils marchent, avec un téléphone sans fil ?, se demande Moïse
Justement, voici un spécimen qui arrive au kibboutz. Il passe la barrière de sécurité, couleur sable. Il sautille plus qu’il ne marche, les yeux rivés sur son téléphone. Le bonhomme est étriqué. Tout chez lui est trop petit. Ses lunettes, son chapeau, son costume, sa montre, ses chaussures et même ses mots. Ses propos semblent incompréhensiblement petits. Le gnome parle minuscule, peu, très bas et très lentement, contrairement à l’israélien moyen qui semble avoir digéré un TAR 21 du bataillon Shahar, mais nous reviendrons une autre fois sur le fusil d’assaut de l’armée israélienne.
Moïse se méfie. Il regarde Le « bonhomme étriqué » qui vient vers lui comme un kangourou. Plus les hommes sont petits, plus leur folie est grande, disait son grand-père Moszek. L’avorton est clairement un aliéné. Il prétend que le ministère des Transports et de la Sécurité Routière va faire construire une route dans la région, ou plutôt une suite de tunnels et de ponts. « Shtetl Gan Eden » est sur la trajectoire et les kibboutznikim sont considérés comme des squatteurs. Ils doivent quitter le village sous 30 jours.
– Ein Matsav, c’est impossible ! répond Moïse, qui perd son calme pour la troisième fois de sa vie.
– On se revoit dans 31 jours, dit doucement le « bonhomme étriqué du ministère », en lui remettant un courrier entre les mains.
Moïse consterné, incrédule, lit et relit la missive officielle. Alors que la nuit est tombée, il donne le courrier à un homme à sa droite. Le courrier passe de mains en mains. Les kibboutznikim, une vingtaine de personnes – qui semblent tous avoir le même âge – sont réunis dans le réfectoire. Ils n’en croient pas leurs yeux. Le Kibboutz leur appartient depuis sa création. Les regards se tournent vers Zviad l’arménien, l’administrateur des affaires courantes du village depuis 25 ans.
– Personne ne m’a jamais rien demandé ! se défend le vieillard.
– Personne ? insiste Moïse.
– Personne ! Mais il faut aller à Tel Aviv pour savoir tout ! réplique Zviad.
– Pas besoin d’aller si loin. L’Office d’Enregistrement des Biens Fonciers de Safed doit avoir la réponse, enchaine Dora, l’enseignante. Moïse lui jette un regard reconnaissant. L’idée même d’aller à Tel Aviv lui est insupportable. Safed est à une quinzaine de kilomètres, et c’est déjà beaucoup.

Par ce regard et le silence de tous, Dora se croit autorisée à faire un cours d’histoire du village communautaire. Elle ouvre un album photo, respire longuement et regarde son auditoire :
– Petit rappel pour ceux qui n’étaient pas ici avant l’attaque. Nous les enfants, nous appelions notre premier Kibboutz « Shtetl » pour les ashké et « Gan Eden » pour les Sef’. Il s’appelait en réalité « Diamantkring », le cercle de diamant. Un nom choisi par Moszek Feinstein, le grand-père de Moïse, notre guide depuis 25 ans.
Dora laisse un temps, sourit à Moïse et reprend : – Nos anciens étaient des diamantaires d’Anvers, qui ont fuit le régime nazi en 1940, date à laquelle 26 000 juifs furent déportés. Inutile de vous dire que la bête immonde a fini par mettre la main sur les stocks de diamants. Nos anciens ont vécu un temps à Marseille, puis en Corse, où ils furent protégés par la population, avant de faire leur Alyah et de fonder notre Kibboutz.
Dora tourne les pages de l’album et regarde le petit groupe. Tous sont suspendus, à son histoire.
– Après l’attaque, avec tous les enfants nous avons fuis dans les grottes, dans la vallée. Plusieurs mois plus tard, nous sommes revenus, le village était vide et nous avons fondé le « Shtetl Gan Eden ». Zviad est arrivé peu de temps après. Il venait d’Arménie pour être bénévole et participer à nos activités. Comme il était déjà adulte, c’est devenu un peu notre aba à tous. Zviad baisse la tête, les larmes aux yeux.
Roni demande : – Et alors ? Comment peuvent-ils prétendre que le village ne nous appartient pas ?
Le lendemain matin à l’aube, la question de Roni virevolte toujours dans la tête de Moïse. Il marche à grandes enjambées en direction de Safed (Tsfat). Vêtu de noir, il porte un sac à dos noir, solidement attaché au niveau de la poitrine et de la taille. Si ses calculs sont justes, Moïse devrait arriver à L’Office d’Enregistrement des Biens Fonciers de Safed vers 9h, soit 3 heures de route avec un rythme soutenu.
– 9h01, Moïse arrive en centre-ville avec un peu de retard sur l’heure prévue. Il y a du monde partout. Le mercredi matin à Safed, c’est le Shuk. Moïse passe rapidement devant le marché des fruits et légumes. Il revient sur ses pas et s’approche d’un stand. Pommes, bananes, dattes, figues, mandarines, les montagnes multicolores attirent son regard. Entre les étals d’épices et les légumes, Moïse remarque des fraises aussi grosses que la moitié de son poing. Il s’adresse au vendeur :
– Shalom, shalom. Si je prends deux fraises, ça fait un kilo ? questionne Moïse en souriant.
– 50 shekels ? répond le commerçant.
– Oy 50 shekels les deux fraises ?
– Vous m’avez confondu avec mon cousin, Ariel Chachaoui.
– Il est cultivateur de shekels ? lance le malicieux Moïse.
– Ariel a produit la plus grosse et la plus lourde fraise au Monde ! Elle pesait 289g, mesurait 18cm de long, avait une épaisseur de 4 cm et une circonférence de 34 cm. », dit le commerçant fièrement.
– Avec de telles mesures, il devrait travailler au ministère des Transports, dit Moïse en lui tendant un billet. Le vendeur lui donne en échange une très grosse barquette de fraises.
Moïse avance dans les allées encombrées, et cherche la sortie du regard, quand une main frêle lui tapote derrière l’épaule.
– Bonjour mon garçon.
– Mon garçon ? Je dois vous payer immédiatement pour ce compliment ? dit Moïse en se retournant. Il regarde le vieil homme au milieu de son stand de bougies, et se penche subrepticement en avant : – je suis honoré de vous connaître Mathusalem, descendant direct d’Adam et de Seth.
– C’est l’heure de la mitzvah, achète-moi une bougie.
– Vous allez être vite riche avec un tel plan marketing, dit Moïse, en montrant une bougie, puis en tendant un billet. Le vieil homme prend le billet et lui rend des pièces. Il met la bougie dans la main de Moïse et lui tient le poignet longuement : – Toda raba, Moïse Levy.
Moïse écarquille les yeux : – Oy ! On se connaît ?
– Méchoulam Chamama. Je suis un vieil ami de ta famille, je t’ai connu … (il marque un temps et désigne un chandelier) tu étais plus petit que ma Menorah en solde.
– Vous étiez un ami de mes parents.
– Étiez ? ils sont vivants B’Ezrat Hashem.
– Vous avez perdu la tête ?
– J’ai croisé ton père le mois dernier au marché de Tel Aviv, dans le quartier des diamantaires.
C’est ainsi que Moïse Levy apprend, 25 ans plus tard, que sa famille n’a pas péri dans la terrible attaque du « Kibboutz Diamantkring ». Juste après cette incroyable découverte, il y a eu des pleurs, des rires, des embrassades, Moïse a dansé avec Méchoulam, il s’est assis sur ses fraises et a donné le reste à un enfant. Il est parti, a fait le tour du marché, est revenu voir le vieux marchand. Ils ont parlé, parlé, parlé, jusqu’à la fermeture du marché. Moïse a fini par acheter un stock énorme de bougies. Cette rencontre avec Méchoulam marque le point de départ d’une carrière de marchand de bougies (que faire du stock ?) et d’un parcours initiatique qui va conduire Moïse Levy, sur les traces de ses parents. Ceci est également la genèse d’une aventure extraordinaire.
Rendez-vous la semaine prochaine pour le prochain épisode des « AVENTURES EXTRAORDINAIRES DE MOÏSE LEVY».
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