La construction du Tabernacle occupe quatre parashot du livre Chemoth, deux parashot (Terouma et Tétsavé) précédent la parasha consacrée au veau d’or (Ki tissa) et deux parashot
(Vayaqhel et Pékoudé) la suivent.
Rachi, se basant sur le principe selon lequel la Torah ne suit pas l’ordre chronologique (Pessahim 6b), soutient que « l’épisode du veau d’or a précédé de longtemps l’ordre donné de construire le Tabernacle. C’est en effet le 17 Tamouz qu’ont été brisées les tables de la loi et c’est à Kippour que le Saint-béni soit-Il s’est réconcilié avec Israël. On a commencé le lendemain à apporter des offrandes pour le Tabernacle, lequel a été érigé le 1er Nissan. » (Exode 31, 18). Le prophète Jérémie témoigne de cette approche lorsqu’il s’exclame : « Ainsi parle l’Eternel, D.ieu d’Israël : « Joignez vos holocaustes et vos autres sacrifices et mangez-en la chair. Car je n’ai rien dit, rien ordonné à vos ancêtres, le jour où je les ai fais sortir du pays d’Egypte, en fait d’holocauste ni de sacrifice. » (Jérémie 7, 21-22).
Dès lors, l’édification du Tabernacle apparait comme la réponse au culte du veau d’or qui témoigne du manque de maturité religieuse d’Israël. Le Midrash voit dans le premier verset de la parasha « Vayaqhel Moshé » (Moïse réunit toute la communauté…) une allusion à l’épisode du veau d’or : « Vayaqhel ha’am el Aaron » (le peuple se réunit autour d’Aaron et lui dit « allons fais-nous un dieu qui marche à notre tête »).
En effet, après avoir été témoins de la Révélation sinaïtique et avoir déclaré « Tout ce qu’a prononcé l’Eternel, nous le ferons et nous l’entendrons. » (Exode 24, 7), les enfants d’Israël s’écrièrent devant le veau d’or : « Voici tes dieux Israël, qui t’ont fait sortir du pays d’Egypte ! » (Exode 32, 4). Réaction inconcevable si l’on oublie que le penchant qui pousse les êtres humains, aujourd’hui encore, vers l’idolâtrie sous toutes ses formes est irrésistible : idolâtrer un homme (christianisme), idolâtrer une pierre (islam), idolâtrer des guides spirituels considérés comme des médiateurs (religion populaire).
L’idolâtrie procède de la recherche perpétuelle d’une médiation entre l’homme et D.ieu. Le judaïsme refuse toute médiation, Moïse n’était pas un médiateur mais un enseignant : Moïse, notre maître (Moshé Rabénou). Le Gaon de Vilna avait vu dans les débuts du Hassidisme et son culte du Rabbi, une recherche de médiation à laquelle il a réagi brutalement en frappant tout le courant d’anathème.
Ce penchant d’ordre magique qui exalte les passions humaines est inextirpable, c’est la raison pour laquelle le culte relatif au Tabernacle vise à réparer la faute du veau d’or en composant avec. La difficulté, pour le peuple d’Israël, de s’élever au-dessus de la représentation et d’accéder au niveau spirituel qu’exige le service de D.ieu, tel qu’il sera institué plus tard par le moyen de la prière et de l’étude, aboutit à ce compromis que représente le rituel qu’instaure le Grand Prêtre au sein du Tabernacle. C’est par ce compromis que l’idolâtrie (avoda zara) peut être combattue !
Maïmonide considère que la construction du Tabernacle relève de la même stratégie que celle utilisée pour retarder l’arrivée du peuple en terre de Canaan : « D.ieu ne les conduisait pas par le chemin du pays des Philistins, quoique celui-ci fût rapproché…et D.ieu fit tourner le peuple du côté du désert, vers la mer de Souph » (Exode 13,17-18). De même donc que D.ieu, dans la crainte d’un obstacle que leur corps naturellement n’aurait pu vaincre, les fit dévier du chemin direct…vers un autre chemin, afin que le but principal fût atteint, de même, craignant de (leur révéler directement) ce que l’âme naturellement n’aurait pu concevoir, il leur prescrivit ces lois (du Tabernacle) … afin que le but principal fût atteint, à savoir, la conception du vrai D.ieu et l’abolition de l’idolâtrie. » (Le guide des égarés. III, 32). Maïmonide compare le manque de préparation physique (le courage) au manque de préparation morale (idolâtrie).
Concernant les sacrifices, souvent considérés comme le sommet des pratiques cultuelles, et dont bon nombre de croyants espèrent le renouveau aujourd’hui, Maïmonide comprend leur adoption par Moïse comme une stratégie visant à détourner le peuple des pratiques idolâtres en centralisant toutes les offrandes au sein du Tabernacle. Les sacrifices, à l’époque, comme les prières de nos jours, étaient les formes que prenait le culte et il aurait été utopique de vouloir « ordonner le rejet de toutes ces espèces de culte…car cela aurait paru inadmissible à la nature humaine, qui affectionne toujours ce qui lui est habituel. Demander une pareille chose, c’eût été comme si un prophète dans ces temps ci, en exhortant au culte de D.ieu, venait nous dire : « D.ieu vous défend de lui adresser des prières, de jeûner, et d’invoquer son secours dans le malheur ; mais votre culte sera une simple méditation, sans aucune pratique. »
(Le Guide des égarés. III, 32).
Dès lors, la pratique des sacrifices, concentrés au Tabernacle et accomplis par le Grand Prêtre, correspondrait à une sorte de ruse pédagogique visant à extirper de l’âme du peuple l’approche magique propre aux rites hérités d’Egypte car, écrit Levinas : « Faire dériver vers D.ieu ce qui domine les us et coutumes, ce qui constitue, en somme, la religion populaire. Chaque époque retombe, à sa manière, dans ses us et coutumes, chaque époque a sa religion populaire, et par conséquent à chaque époque il faut une discipline et un rite. C’est par le rite qu’il faut lutter avec le penchant humain pour le rite magique. » (Les imprévus de l’histoire. p.194.195).
Le culte relatif au tabernacle répond à l’exigence d’une élévation progressive vers une religion purifiée de toute matérialisation et visant le souverain Bien dont témoigne le roi David lorsqu’il s’exclame : « la proximité de D.ieu est mon bien. »
(Psaumes. 74, 28).
David Peretz