C’était le grand jour. Enfin ! Depuis le temps qu’on en parlait !
La pièce montée était prête. Immense, toute en croquants, choux à la crème et pâte d’amandes. Même le petit bonhomme en haut, avec sa petite kippa sur la tête, était comestible. La grande synagogue était pleine. Pensez donc! Le fils du Grand Rabbin, du chef incontesté du judaïsme lyonnais, du charismatique et omniprésent Jean Kling, célébrait sa Bar Mitsva! D’autant que si les Kling avaient bien trois enfants, Elie était l’ainé des garçons. C’était donc la première Bar Mitsva de la famille. Et les Lyonnais se souvenaient que le couple avait dû attendre 8 ans avant la naissance de Hanna, leur premier enfant! Un vrai miracle cette naissance ! Alors, bien sûr, la bar mitsva du petit Elie, c’était un évènement à ne pas manquer.
Il avait l’air un peu intimidé, le petit Elie. Tant de monde dans cette majestueuse synagogue du Quai Tilsitt qui ressemblait à s’y méprendre à une cathédrale, ainsi qu’on avait l’habitude de les construire au 19ème siècle.
Pourtant, il l’a bien lue, sa Paracha! D’une voie faible, d’accord, mais d’un ton assuré. Les dames étaient ravies, les messieurs admiratifs. Quand il termina la lecture de la Haftara, l’enfant prit la place réservée aux Bar-Mitsva, devant l’estrade, en bas des escaliers, face au Grand Rabbin qui maintenant s’avançait vers le pupitre, pour le sermon d’usage.
Le Grand Rabbin était un grand homme. Imposant. D’abord par la taille et le poids, “peut-être légèrement enveloppé”, aimait-il à dire de lui-même en citant Obélix, avec cette autodérision qu’il affectionnait particulièrement. Et puis surtout par la personnalité : il portait fièrement un judaïsme décomplexé et son franc-parler était légendaire.
Comme d’habitude, le silence se fit. Total. Attentif. Un père Grand Rabbin qui parle à son fils en public, après tout, le tableau aurait pu être touchant.
“Mon cher Elie”, commença-t-il. J’essayai de faire abstraction de la foule et de la synagogue. Rabbin ou pas rabbin, c’était papa qui me parlait. Qu’allait-il me dire aujourd’hui ? Qu’allait-il me souhaiter ? Sans doute ce qu’un père juif souhaite a son enfant le jour de la Bar-Mitsva: une vie heureuse, remplie, intéressante. Et peut-être même me l’a-t-il souhaitée, je ne m’en souviens plus. Ce dont je me souviens, c’est que très peu de temps après le début du sermon, sa voix se mit à monter, s’éleva, enfla progressivement, puis se mit à tonner, comme dans les grandes occasions, comme lorsqu’il s’emportait avant la fin de Kippour contre ceux qui n’avaient pas la patience d’attendre la fin de l’office, avant de s’en retourner manger; ou comme lorsque les représentants officiels de la République étaient présents et qu’il eut été trop bête de perdre l’occasion de leur dire ce que le représentant du judaïsme régional pensait de la politique du Quai d’Orsay. Oui mais là, nous n’étions ni avant la Néïla de Kippour, ni à la cérémonie du 11 Novembre! Là, c’était juste moi, Elie, qui venait d’avoir 13 ans et qui venait de lire la paracha en entier et pratiquement sans faute! Je n’arrivais pas à écouter, j’étais trop occupé à me demander pourquoi donc s’emportait-il tellement. Et puis j’entendis comme tout le monde cette phrase qui fit trembler les murs de la synagogue et battre mon cœur: “Si jamais tu décidais, toi aussi, de quitter le peuple juif et d’épouser une non-juive, ce jour-là nous porterons ta mère et moi le deuil de notre enfant!”
Mais quel mariage, papa? De quoi tu parles? C’est ma Bar-Mitsva aujourd’hui, pas ma H’oupa! Et quelle non-juive? Est-ce que je fréquente des non-juives, moi qui étudie à l’école juive que tu as créée, depuis le cours préparatoire ? Sa voix de ténor redescendit progressivement, finit par se calmer et le sermon se termina par un chaleureux “chabbat chalom!”, sans oublier de remercier tous ceux qui avaient fait le déplacement “à pied, bien entendu, pour ne pas transgresser le repos chabbatique”, ajouta-t-il encore ironiquement, sachant pertinemment que nombre de ses fidèles avaient garé leur véhicule à proximité de la synagogue…
Apres l’office tout le monde se retrouva autour du grand Kiddoush organisé dans la cour. Mon père était comme d’habitude très entouré et en pleine discussion. J’allais trouver ma mère qui, rayonnante, serrait des mains en souriant à tout le monde et je profitais d’un court instant où je la vis disponible pour lui demander : “dis-moi maman, tu peux m’expliquer ce qui lui a pris à papa, à m’engueuler si fort tout à l’heure?” Elle me regarda, me sourit affectueusement et me dit: “mais tu ne connais pas encore ton père, mon petit Elie? Dès qu’il quitte l’appartement, qu’il soit dans la rue, au bureau et à plus forte raison à la synagogue, il n’est plus ni ton père, ni mon mari: c’est le Grand Rabbin de Lyon. Alors aujourd’hui, ce que tu as entendu, ce n’est pas un père qui s’adresse à son fils, c’est un rabbin qui parle à ses fidèles et qui lutte de toutes ses forces contre l’assimilation. C’est rare que la shoule soit pleine à ce point, un simple chabbat. Il n’allait pas rater l’occasion! Ce qu’il a à te dire, il te le dira sûrement à la maison, ne t’inquiète pas.” Le plus étonnant dans cette histoire, c’est que je ne ressentis aucune amertume du fait qu’en faisant semblant de s’adresser à moi, mon père m’avait en fait, superbement ignoré le propre jour de ma Bar-Mitsva. Après avoir entendu les explications de ma mère, j’éprouvais au contraire un vrai soulagement et une grande fierté. Soulagé en obtenant confirmation qu’il ne pensait pas vraiment que j’allais épouser une petite Christiane la semaine prochaine et très fier qu’il se soit ainsi servi de moi pour “sauver à nouveau le judaïsme”, comme il aimait à décrire le travail qui était le sien, toujours avec cette pointe d’autodérision d’autant plus efficace que, dans sa démesure, elle comprenait toujours une petite part de vérité.
Pour être tout fait franc, en y repensant bien plus tard, j’eus quelques doutes sur l’interprétation que ma mère avait faite de l’emportement paternel lors de ce fameux sermon. Certes, il s’adressait avant tout au grand public. Mais ne cherchait-il pas par la même occasion, à m’immuniser une bonne fois pour toutes contre une future tentation toujours possible, de succomber un jour aux charmes de l’assimilation, sous les traits d’une ravissante française de souche ? Je ne le saurai jamais, mais ce qui est certain, c’est qu’à l’époque, l’idée ne m’avait pas même effleuré. A l’époque, j’étais très heureux d’avoir été choisi, dès le premier jour de ma vie d’adulte juif pour être un des combattants de l’armée anti-assimilationniste que dirigeait le général Papa, enfin, je veux dire, le Grand Rabbin de Lyon!
Finalement, c’est le meilleur souvenir que je garde de cette Bar-Mitsva. De toute façon, le soleil d’Août avait fait fondre entièrement l’immense pièce montée qui, du coup, avait perdu toute sa superbe.
La vraie pièce montée de la journée, haute, fière, imposante et qui, elle, ne risquait pas de s’effondrer de sitôt, c’était mon père qui, en m’utilisant, avait fait de moi un soldat dans sa grande lutte pour la pérennité du judaïsme. La vraie pièce montée, c’était lui. Et le petit bonhomme en pâte d’amande tout en haut, avec sa petite kippa, c’était moi.
J’en avais de la chance !
P.S: Ce texte est extrait de mon livre “Sous le Talith du Rabbin” que j’ai écrit en souvenir de mon père. La nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée, est vendue au profit de Hemdat Hadarom. Prix de soutien : à partir de 100 shekels (envoi compris). Si vous voulez le recevoir, envoyez-moi un petit mot. Merci.
Rav Elie Kling