« Un idolâtre faisait la route avec un Juif, vexé parce que le juif marchait plus vite que lui, il tenta de ralentir son pas. Il lui rappela la tragique destruction de Jérusalem, en étant sûr que la tristesse briserait son élan. Le juif soupira mais ne ralentit pas, c’est alors que l’idolâtre s’écria :
« Mais pourtant vos rabbins disent souvent que les soupirs brisent le corps de l’homme ? ». Quelle piété, quelle foi dans les paroles de nos maîtres de la part de ce païen. Le Juif lui répondit : « Cette règle s’applique aux nouvelles récentes et affligeantes, mais là c’est un fait auquel nous nous sommes déjà habitués, comme disent les gens : « une femme qui a perdu plusieurs enfants ne pleure plus de la même façon à la disparition d’un autre enfant» (Ketouvot 62). Les idolâtres avaient compris du discours des rabbins :
« Que les juifs sont littéralement paralysés par leur mémoire historique des souffrances ».
Le Talmud tourne en dérision cette caricature inventée par les idolâtres, du Juif pleurnichard, comme dans cette histoire, pour mieux nous doubler littéralement.
Le Juif lui répond : “Les anciennes souffrances sont sources de réflexion, nous savons vivre avec. Ce qui nous brise, nous épuise ce sont les nouvelles douleurs, celles d’aujourd’hui. Et même la tragique disparition d’un enfant n’empêche pas un peuple habitué au tragique de poursuivre sa marche”.
Ce texte est à mon sens, avant tout, une mise en garde ironique, à l’encontre d’une compassion dangereuse, malveillante envers la souffrance d’Israël.
Si seulement le monde ne continuait pas à approuver le massacre de nos enfants, encore aujourd’hui tout en larmoyant sur les crimes d’hier.
Ce refus à être triste, comme cela, parce qu’on est le 9 av est sain. Il ne s’agit pas de faire du théâtre. On a forcément plus de peine pour des catastrophes contemporaines que pour des drames anciens.
Ce qui est en jeu dans le deuil de Jérusalem, c’est de faire surgir le vide dans lequel le monde a été plongé depuis la destruction du Temple.
Le Beit Hamikdach a été détruit, il y a presque 2000 ans, c’est vrai, mais il n’est toujours pas reconstruit ! Le deuil de Jérusalem affirme que malgré l’effacement sur les cartes de géographie, des noms Israël, Jérusalem, malgré tout, le peuple juif existe que son lieu et le lieu de son Temple existe.
Or, c’est bien connu : «La nature a horreur du vide ». La grande règle en diplomatie, en compréhension des problèmes c’est de ne tenir compte que des données physiques présentes sur le terrain. Ainsi « HAR HABAYIT », la Montagne du Temple de Jérusalem, est appelée désormais « l’Esplanade des Mosquées », puisque sur cette esplanade, il n’y a que 2 Mosquées et pas de Temple.
Mais le plus grave c’est que notre vision du monde, elle aussi, s’élabore de la même façon. Ce qui n’apparaît pas, ne compte pas. Les gens ne supportent plus le silence, il est trop dérangeant. Il donnerait de la place au souvenir des souffrances, des injustices et des crimes d’hier et d’aujourd’hui. Ce silence, cette présence face à soi-même et trop dérangeante recouvrons-la vite, c’est urgent !
Vive les médias diffusant de l’info continue et continuellement changeante.
Vive Internet illimité, vive les téléphones portables qui nous procurent une occupation permanente.
Le jour du 9 av, nos Maîtres ont conçu une journée sans occupation c’est-à-dire : sans distraction. Rien pour nous distraire du silence qui hurle : « que l’homme est mortel, que le temps est beaucoup plus que de l’argent. »
Même l’étude de la Torah est suspecte, elle pourrait favoriser la distraction. Elle pourrait elle aussi n’être qu’occupation.
Seule l’étude des textes du deuil est permise et même recommandée. L’étude alors nous rappelle qu’un monde différent est possible et nous rappelle nos responsabilités.
Etrangement, le 9 av nous ne récitons pas de Tah’anounim, c’est un Moed (c’est notre fête). C’est un jour solennel où nous sommes en rendez-vous avec le Maître du monde.
De cette confrontation doit naître la pensée du Retour à Son alliance, pour que s’accomplisse la promesse de la Délivrance.
Shabbat h`azon, le Shabbat de la vision, c’est le nom du Shabbat qui précède le 9 av car il nous commande de percevoir au cœur de ce deuil une vision de la Délivrance.
« Tsion sera sauvée par la Justice et ceux qui reviennent par l’entraide ».
Raoul Spiber